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ville aux flammes pour avoir un prétexte de la livrer au pillage ? » Aussi quelques écrivains, après le désaveu ou les réserves de Rostoptchine, inclinent-ils à lui refuser cette gloire sinistre d’Érostrate russe dont l’environnèrent un moment les bulletins napoléoniens. Certains, comme le romancier Léon Tolstoï, attribuent au hasard une part prépondérante dans la catastrophe : quand on songe en effet que Moscou était une ville de bois, qu’elle a brûlé presque tout entière, à plusieurs reprises, sous Dmitri Donskoï, sous Ivan le Terrible, en 1612, que les ukases des anciens tsars défendaient d’allumer en été du feu dans les maisons, et qu’aujourd’hui encore la police n’y prévient les sinistres qu’à force de précautions minutieuses, on comprend qu’une ville, tout à coup évacuée par les habitans et l’administration, livrée à l’occupation tumultueuse d’une armée étrangère, ait pu périr simplement par l’imprudence de quelques soldats ou la négligence de quelques émigrans qui ont oublié de couvrir les feux dans les maisons qu’ils abandonnaient. Napoléon lui-même ne s’inquiéta pas des premiers incendies et n’y vit que de purs accidens.

Nul doute que le hasard n’ait eu son rôle dans l’événement. Pourtant il y a des faits qu’il faut bien relever. Rostoptchine n’a-t-il pas écrit à Bagration que, « si les Français entraient à Moscou, ils n’y trouveraient que les cendres et les ruines de la capitale? » Le 13 septembre au matin n’a-t-il pas fait entrevoir à Eugène de Wurtemberg le suprême sacrifice auquel il faudrait se résoudre? N’a-t-il pas dit à Ermolof que « l’armée en quittant la ville la verrait flamber derrière elle? » Le même jour, dans les deux lettres adressées au souverain, n’annonce-t-il pas le sort qui attend Moscou? N’a-t-il pas pris soin d’emmener les pompes, tandis qu’il abandonnait les canons? N’a-t-il pas répondu à Wolzogen, qui s’étonnait de cette précaution : « J’ai mes raisons pour cela. » N’a-t-il pas montré Moscou à son fils en se découvrant et en lui disant : « Salue Moscou pour la dernière fois, dans une demi-heure elle sera en flammes ! » Il est difficile de s’inscrire en faux contre tous les témoignages du temps qui parlent d’incendiaires dirigés par des officiers de police. Si Rostoptchine n’a pas mis le feu à Moscou, du moins il avait la conviction qu’elle brûlerait; il a pris des précautions pour que l’incendie, s’il se produisait, ne pût être éteint; il a donné l’exemple en incendiant lui-même, ainsi qu’il l’avait annoncé à Glinka, sa villa de Voronovo. Aux faits déjà connus, M. Popof en ajoute d’autres. Voronenko, officier de police, fit en 1836 la déclaration suivante : « A cinq heures du matin (14 novembre), le comte m’ordonne de me rendre à la douane, aux dépôts d’eau-de-vie, au commissariat, aux barques de l’état et des particuliers qui s’étaient attardées près du Krasnyi-Kholms et du monastère Séméonof ; si