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du beau chez une génération dont toute l’éducation esthétique se sera faite avec les chefs-d’œuvre du passé sera toujours beaucoup plus languissant qu’il ne le sera chez une génération qui aura eu à son usage un art contemporain même inférieur. La preuve en est dans l’Italie, qui, malgré l’école sans pair de ses admirables peintures, n’a plus produit depuis des générations un seul peintre remarquable. Nous pouvons donc faire et dire les mêmes choses que nos devanciers sans nous préoccuper de notre infériorité outre mesure, car il est vain d’espérer que chaque génération aura un Raphaël pour professeur du beau pas plus qu’un Épictète pour maître de morale, et par conséquent il importe peu que les œuvres nouvelles soient inférieures à de plus anciennes, l’essentiel c’est qu’elles rendent les mêmes services et enseignent les mêmes leçons. Après cela, elles vivront ce qu’elles pourront, et lorsqu’elles auront fait leur office, d’autres viendront à leur tour doter les générations futures d’un art qui leur appartiendra en propre et leur sera une initiation actuelle au sentiment du beau.

Nous sommes obligé de revenir un instant sur l’inclination de Gleyre à la contemplation studieuse, et nous ne craignons pas de trop insister, car à notre avis cette pente de sa nature a été pour beaucoup dans les déboires de sa vie. Rien n’indique mieux à quel point elle était irrésistible que la manière dont il entreprit son voyage en Orient. Vers la fin de 1834, Horace Vernet, alors directeur de l’école de Rome, fit rencontrer Charles Gleyre avec un Américain qui, se proposant d’entreprendre un long voyage en Orient, voulait emmener un dessinateur avec lui. L’Américain s’engageait à défrayer l’artiste de toutes dépenses et à lui allouer une indemnité de 200 francs par mois. L’empressement avec lequel Gleyre mordit à l’amorce présentée révèle au vif sa nature. La proposition était tentante; était-il tout à fait prudent de l’accepter? Gleyre ne se dit pas un seul instant qu’il avait à ce moment trente ans, que son nom était encore inconnu, que les dix années qui venaient de s’écouler avaient été pour lui entièrement improductives, et que l’heure était venue de mettre un terme à ce long apprentissage plutôt que de lui donner suite ; il ne vit dans cette affaire qu’une heureuse aubaine qui allait élargir le champ de ses études et reculer son horizon. Il croyait que la durée du voyage n’excéderait pas un an : il n’en revint qu’au bout de quatre, et dans quel état et après quelles aventures ! Le naïf artiste s’aperçut bientôt qu’il s’était donné un maître qui le traitait sans plus de ménagemens qu’un coulie dont il aurait loué le travail. Il avait été convenu que Gleyre conserverait la liberté de travailler pour son compte ; mais il avait sans doute négligé de bien établir ses conditions à cet égard, car le Yankee, en homme pratique, trouvant de