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sérieuse qu’il fit à cet égard. Je ne lui ai jamais entendu parler avec une sympathie franche et entière de l’école de Delacroix, par exemple, et j’ai encore présens à la mémoire les jugemens dédaigneux qu’il prononçait sur l’école espagnole et les dernières écoles italiennes. Il admettait certainement la reproduction par la peinture des scènes historiques, les Romains passant sous le joug et l’Exécution du major Davel sont là pour l’attester; mais ce n’était pas cependant sans une certaine froideur, et l’on peut dire que ces deux toiles sont une exception dans son œuvre générale. Pour Gleyre, l’objet essentiel, — il aurait volontiers dit unique, — de la peinture était la reproduction de la beauté, et tout ce qui s’écartait de ce but élevé n’était que déviation et corruption. Rien ne put jamais ébranler sa foi dans ce Credo, ni ses penchans démocratiques, ni les exemples de certains succès contemporains. En dépit de tous ses sentimens de misogynie, la beauté fut son idole; à défaut d’autre religion, il eut celle-là, et il l’eut entière, sans aucune intolérance, il est vrai, mais aussi sans aucun latitudinarisme, ni aucune hétérodoxie. C’est qu’il devait cette foi à une influence qui peut difficilement s’effacer quand elle a été sérieusement ressentie et qu’elle s’est exercée sur une nature sans légèreté ; or Gleyre était une nature sans légèreté. Quiconque considérera l’ensemble de son œuvre ne pourra manquer d’être frappé de la prise extraordinaire que le génie de la renaissance italienne eut sur lui. Le long séjour de Rome a porté ses fruits, et les leçons de la ville éternelle n’ont jamais été ni oubliées, ni remplacées par d’autres. Ses maîtres véritables, c’est Raphaël, Léonard de Vinci, le Corrège, André del Sarto; ce qu’il sait, c’est ce qu’ils lui ont enseigné, et ce qu’ils ne lui ont pas appris il veut l’ignorer de parti pris, ou il le rejette comme puéril ou indigne. Voilà pourquoi Gleyre fut un solitaire au milieu des artistes de son temps, pourquoi il se tint à l’écart de toute école et de toute coterie. Le sentiment qu’il avait de la beauté était trop libre pour les traditions de l’école classique, trop correct pour les audaces de l’école romantique.

Gleyre fut donc en art un idéaliste, rien qu’un idéaliste, et je m’étonne que M. Clément, qui connaît par le menu l’œuvre de son ami et qui l’a si habilement décrite, ait pu se demander un instant si c’était dans la catégorie des servans de l’idéalisme ou dans celle des servans du naturalisme qu’il fallait le placer. Si Gleyre ne mérite pas le nom d’idéaliste, je ne sais trop à quel peintre il faudra le donner. Un jour que l’on accusait Rubens de matérialisme à cause du plantureux embonpoint de ses personnages féminins devant un critique d’art mort récemment, celui-ci répliqua avec une vivacité pleine de justesse : « Où donc est ce matérialisme? Dans le sentiment