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et une mission, cette fois publique et officielle; c’est seulement alors qu’on lui voit demander, comme attaché à son ambassade, le jeune d’Éon dont il avait connu la famille et qui figure en effet, à partir de ce moment, dans le personnel de la légation; mais cela même est une preuve à peu près irréfutable qui dément le récit romanesque fait par d’Éon.

Du moment, en effet, qu’il est certain que d’Éon était à Saint-Pétersbourg en 1757 avec la qualité officielle de secrétaire d’ambassade, comment veut-on qu’il ait pu y être aussi présent l’année précédente déguisé en femme? comment s’y serait-il pris, le jour où il aurait changé de costume, pour n’être pas reconnu? Et s’il l’avait été, comme c’est indubitable, quel effet aurait produit l’apparition soudaine, en uniforme d’officier de dragons, de la même personne avec qui les demoiselles d’honneur de l’impératrice avaient vécu sur le pied de familiarité intime que des jeunes filles ont entre elles ! quel scandale dans une cour qui en était friande! quel retentissement dans toutes les chancelleries, et bientôt dans tous les boudoirs d’Europe! et quelle publicité n’en serait-il pas résulté pour ces correspondances mystérieuses que Louis XV a pourtant réussi à dérober, même à ses ministres, pendant tout le cours de son existence[1].

La vérité, sur laquelle on conçoit aisément que des fictions de plus d’un genre aient été greffées, c’est que d’Éon, gentillâtre de chétive noblesse des environs de Tonnerre, destiné d’abord au barreau, puis entré dans la diplomatie par une porte subalterne, attira de très bonne heure l’attention par son activité bruyante et par les contrastes de sa nature physique et de son caractère moral. Il avait l’apparence, toutes les proportions et presque les grâces d’une femme; mais il y joignait l’audace, j’ai presque dit l’outrecuidance, et dans ses propos la liberté, même la gaillardise du militaire le plus entreprenant. Cette singularité piquait tout de suite la curiosité, et ce sentiment était plus excité que satisfait, quand, en essayant d’entrer dans les détails de sa vie privée (dont il faisait du reste de bruyantes confidences à tout venant), on y trouvait beaucoup d’affaires d’honneur, mais aucune intrigue galante, et tous les indices

  1. La correspondance de Russie contient plusieurs lettres de d’Éon à Tercier, où il se plaint de ne pas savoir le russe et se propose de l’apprendre, ce qui suppose qu’il n’avait jamais été à Saint-Pétersbourg avant d’y être envoyé comme secrétaire. De plus il est une de ces lettres où il raconte l’impression que lui produit sa présentation à l’impératrice, « environnée de la troupe brillante de ses filles d’honneur, véritable troupe de nymphes, dit-il, très-digne de la curiosité des étrangers. » Comme Tercier avait été au courant de tous les incidens de la mission secrète de Douglas, d’Éon n’aurait pu essayer de le tromper par ce langage. Nouvelle preuve que le fait du déguisement de d’Éon et de son introduction parmi les filles d’honneur de l’impératrice sont de pures inventions sans ombre de fondement.