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soir à minuit et lui fit subir, sur ce point délicat, un interrogatoire en règle en présence de son futur ambassadeur et du premier commis Sainte-Foix. « Vous étiez, monsieur d’Éon, dit-il, à la bataille de Fillingshausen, contez-nous ce que vous avez vu et su. » D’Éon fît le récit à sa manière, c’est-à-dire suivant la version du parti de Broglie, donnant tous les torts à Soubise et toute raison à son rival. Praslin, impatienté, s’asseyait, se levait, tapait du pied. Enfin l’interrompant : « Je sais le contraire de ce que vous me dites, s’écria-t-il, et cela par un de mes amis intimes qui y était aussi (et il regardait Guerchy, qui faisait la mine), vous avez mal vu, mon cher d’Éon. » En parlant (racontait d’Éon plus tard dans ses Mémoires), son nez s’allongeait, et comme le jeune homme persistait dans son dire : « C’est votre attachement aux Broglie qui vous fait parler ainsi... — Ma foi, monsieur le duc, c’est un attachement à la vérité; vous m’interrogez, je ne puis répondre que ce que je sais. »

L’entretien n’avançait pas les affaires, et Sainte-Foix, qui prenait intérêt à d’Éon, le gronda fort en sortant sur son peu de politique. « Mon cher d’Éon, lui dit-il, je crains fort que vous ne fassiez pas fortune dans ce pays-ci, allez-vous-en bien vite retrouver vos Anglais. » Les choses en restèrent là pendant quelques jours; puis la duchesse de Nivernais fit venir dans son cabinet, en grande confidence, le favori de son mari : « Voyons, dit-elle, confessez-moi la vérité, êtes-vous en correspondance avec M. de Broglie? — Non, madame, et j’en suis fâché, car j’aime beaucoup M. le maréchal de Broglie, mais je ne veux pas le fatiguer de mes lettres, et je me contente de lui écrire au jour de l’an. — J’en suis bien aise pour vous, mon cher petit ami, dit la duchesse, car je vous confierai qu’une grande liaison avec la maison de Broglie pourrait vous nuire à la cour et dans l’esprit de Guerchy, votre ambassadeur. » D’Éon avait pu parler comme il avait fait sans précisément mentir, car c’était avec le comte et non avec le maréchal qu’il entretenait une correspondance suivie deux fois la semaine; aussi la duchesse, frappée de son air de sincérité, plaida-t-elle pour lui auprès de Praslin, et en fin de compte il obtint sa nomination de ministre avec son ordre de départ. Et le même jour il recevait du roi, par l’intermédiaire de Tercier, le petit billet suivant : « Le chevalier d’Éon recevra mes ordres par le canal du comte de Broglie ou de M. Tercier sur des reconnaissances à faire en Angleterre, soit sur les côtes, soit dans l’intérieur du pays, et se conformera à tout ce qui lui sera prescrit à cet égard, comme si je le lui marquais directement. Mon intention est qu’il garde le plus profond secret sur cette affaire et qu’il n’en donne connaissance à personne qui vive, pas même à mes ministres, nulle part. »

Une instruction plus détaillée du comte de Broglie suivit de près