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tout ce qu’il fallait pour réveiller les soupçons et agacer les nerfs de ses supérieurs.

Il était resté chargé de régler les comptes et de fermer la maison de son ancien chef en préparant l’établissement du nouveau. Ceux qui ont traversé les ambassades savent que ces jours de transition sont difficiles, et qu’entre deux chefs de mission qui se succèdent, le prix des meubles, les gages des domestiques que l’on se passe habituellement de l’un à l’autre, font naître des questions d’intérêt assez délicates. D’Éon, dans un de ses mémoires, peint fort bien les tracas que lui donnait le mélange des anciens et des nouveaux serviteurs, des partans et des arrivans, qui cherchaient, chacun pour leur compte, à tirer profit de l’intérim. « J’étais excédé, dit-il, des tracasseries et des troubles domestiques. Les gens de toute langue et de toute nation que le duc de Nivernais avait laissés à Londres pour les passer à son successeur Guerchy, avec les nouveaux visages de Paris que celui-ci avait envoyés à l’hôtel de l’ambassade, comme leurs successeurs, s’entendaient comme chiens et chats et me donnaient plus de trouble que tous les prisonniers français ensemble; ils voulaient tous faire la contrebande ainsi que leurs maîtres et se détruire l’un par l’autre, malgré toutes mes remontrances : ils me faisaient perdre la moitié du jour ! »

Mais d’Éon n’ajoute pas qu’il compliquait lui-même ces relations déjà épineuses, entre les deux régimes passé et futur, par le fait de sa dépense personnelle qu’il voulait mettre à la charge tantôt de l’ambassadeur de la veille, tantôt de celui du lendemain. Aucun d’eux ne s’en souciait : Guerchy jetait feu et flammes à chaque compte qu’il recevait, et le duc de Nivernais lui-même, ou du moins son intendant, faisait entendre quelques doux reproches que d’Éon repoussait sur un mode facétieux et insolent : «On se plaint, répondait-il au duc lui-même, de ma dépense de table, pourquoi pas de celle de l’écurie? Est-ce parce que les chevaux ne sont pas à moi ? Je me souviens à ce sujet qu’un petit maître me vantait un jour à Paris la dépense de son écurie : « Vous pourriez, lui dis-je, à moins de frais, entretenir le double de gens d’esprit. — Hé, dit-il, cela est vrai, mais mes chevaux servent à me traîner! — Eh bien, lui répondis-je, les gens d’esprit vous portent déjà sur leurs épaules. » Avec l’intendant, le ton était encore plus libre. « Je ne crois pas, disait-il, qu’il y ait quelqu’un d’assez hardi dans le monde pour dire que j’ai mangé l’argent à me divertir ou à faire des folies. Ma vie est assez connue, et l’on sait que j’ai toujours vécu dans tous les pays sans chien, sans chat, sans perroquet et sans maîtresse. »

Si ce n’était pas à ses plaisirs que d’Éon employait l’argent d’autrui