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qu’il a du secret, et s’il est fou, qu’il n’en découvre quelque chose... A son arrivée à Paris, vous le verrez, et je vous autorise à prendre avec lui toutes les précautions pour que le secret soit gardé. »

Mais la précaution qu’il eût fallu prendre, c’était de prévenir d’Éon (non en l’engageant à une folle et impossible résistance), mais en lui donnant de bonnes paroles et en lui promettant que, s’il revenait sans se plaindre et avec son précieux dépôt rapporté intact, on lui saurait gré de sa bonne grâce, et on lui en tiendrait compte par quelque faveur égale à celle qu’on lui retirait. La chose eût été aisée à arranger, car le duc de Choiseul l’aimait assez et lui aurait volontiers fait dans l’armée une situation qui l’aurait consolé de sa mésaventure diplomatique. En tout cas, un homme violent, maître d’un secret important, avait besoin d’être ménagé. Au lieu de se mettre en garde contre ses écarts, le monarque indolent laissa partir l’ordre de rappel dans les termes les plus secs, et sans l’adoucir par aucune promesse. « L’arrivée de l’ambassadeur du roi, monsieur, disait la lettre du duc de Praslin, faisant cesser la commission que Sa Majesté vous avait donnée avec la qualité de ministre plénipotentiaire, je vous envoie votre lettre de rappel que vous remettrez à S. M. Britannique, selon l’usage, et le plus promptement qu’il vous sera possible. Vous trouverez ci-jointe la copie de cette lettre. Vous partirez de Londres aussitôt après votre audience, et vous vous rendrez tout de suite à Paris, d’où vous me donnerez avis de votre arrivée et où vous attendrez les ordres que je vous adresserai, sans venir à la cour. » C’était une véritable lettre d’exil ; aussi Tercier, qui prévoyait l’effet qu’elle allait produire, écrivit-il en hâte, très alarmé, au comte de Broglie : « D’Éon a ordre de revenir, et on le renvoie chez lui un bâton blanc à la main. »

Effectivement, quand l’ambassadeur, pour sa bienvenue (le 17 octobre 1763), fit remise à son secrétaire de cette dure missive, la douleur de d’Éon, sa surprise, bientôt son irritation et même son égarement ne connurent plus de bornes. L’abandon où le roi le laissait le pénétra de fureur : sa tête s’exalta, et il ne tarda pas à donner de véritables marques d’une sorte d’aliénation mentale. Ainsi, peu de jours après, à la première soirée donnée à M. de Guerchy par lord Halifax, le secrétaire d’état des affaires étrangères, il se prit de querelle avec un gentilhomme français qui était présent, un nommé de Vergy, dans des termes si violens que pour empêcher qu’un duel n’eût lieu en sortant de son salon, lord Halifax crut devoir faire garder toutes les issues de la maison par des gendarmes, jusqu’à ce qu’on lui eût promis par écrit que l’affaire n’aurait pas de suite.