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toutes les fois qu’il exprimait quelque inquiétude pour sa liberté. Il avait eu soin d’ailleurs, il le raconte lui-même, de se faire inscrire à sa paroisse et d’y payer les taxes locales, afin de jouir de tous les privilèges d’un bourgeois de Londres, et de plus il faisait rédiger, par les premiers jurisconsultes d’Angleterre, des consultations portant que, n’ayant commis aucun crime et n’étant poursuivi pour aucune dette, il avait le droit de tuer sur place le premier qui tenterait de s’emparer de lui. « Je vais, écrivait-il au comte de Broglie, sonner le tocsin de la liberté. »

L’audience attendue arriva vers la fin de l’automne; mais, à la grande surprise de ses adversaires, d’Éon, qu’on n’avait jamais accusé de fuir les occasions de se montrer, n’y parut pas. Son avocat demanda un ajournement pour un motif frivole, ne l’obtint pas et se laissa condamner pour outrage à un ambassadeur dans l’exercice de son ministère. Quand on chercha d’Éon pour lui communiquer sa sentence, il avait disparu, et les officiers de justice, entrant de force dans son logis, n’y trouvèrent ni sa personne, ni ses papiers.

Le cabinet anglais se félicitait déjà de ce résultat auprès du corps diplomatique, dont l’arrêt défendait les prérogatives, et Guerchy demandait que, cette fois, si l’on pouvait mettre la main sur le coupable, on ne le lâchât plus, ni lui, ni les documens qu’il retenait, quand on apprit que la retraite de d’Éon n’était qu’une feinte destinée à réserver ses moyens d’effet pour un plus grand théâtre. Peu de jours après, effectivement, l’infatigable intrigant rentrait en scène avec une nouvelle audace, et, sans sortir de sa cachette, il envoyait déposer en son nom, contre le comte de Guerchy, une plainte au criminel, pour tentative d’empoisonnement sur sa personne.

C’était la vieille et sotte histoire de l’année précédente, par laquelle il avait essayé de justifier, auprès du comte de Broglie, sa sortie de l’ambassade et qui n’avait trouvé créance auprès de personne. Il revenait à la charge cette fois, et publiquement, sur la foi d’un témoignage qu’il regardait comme décisif. Ce n’était rien moins que celui de ce sieur Treysac de Vergy, gentilhomme français assez obscur, avec qui il s’était pris de querelle violente, comme nous l’avons raconté, un soir chez lord Halifax. Vergy, littérateur manqué et intrigant de salon, était l’un de ces aventuriers de bas étage qui, mal vus chez eux, vont chercher fortune à l’étranger, errent autour des ambassades et eurent leurs services à tous les diplomates novices et nouveaux venus. Guerchy avait eu le tort de l’admettre dans son intimité, puis de l’employer à surveiller d’Éon, et enfin le tort plus grand encore de le mécontenter en ne payant pas suffisamment ses services.