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eques auratus comesque palatinus[1]. Ces fins esprits de la renaissance, remarquons-le en passant, furent loin d’éprouver pour l’infidèle, pour l’iconoclaste, la répugnance qu’on serait tenté de leur supposer. Le génie le plus universel de cette grande époque, le « divin » Léonard de Vinci, médita plus d’une fois d’aller prendre du service chez le sultan, de lui faire agréer les profondes inventions de mécanique et de balistique dont il a emporté avec lui le secret. Il n’est pas jusqu’à Michel-Ange qui, proscrit de Florence, brouillé avec le pape, et, dessinant pour Venise le pont de Rialto, n’eut un jour l’idée d’aller en construire un semblable à Péra. La pensée s’arrête émue et diversement agitée devant cette hypothèse fantastique du vieux Buonarotti transplanté soudain sur le Bosphore, y remaniant peut-être l’Aïa Sophia, au lieu de la basilique de Saint-Pierre, et, à défaut de Vittoria Colonna, recherchant tel mufti ou tel derviche à l’intelligence large et sympathique, — il n’en manquait pas dans l’entourage de Soliman, — pour deviser avec lui sur les graves problèmes de la vie.

Nulle part peut-être la célèbre diplomatie vénitienne n’a fait preuve d’autant de vigilance, d’habileté et de science que sur le terrain de Constantinople. Le terrain était glissant entre tous ; outre les intrigues endémiques du sérail, outre les grandes complications européennes qui venaient presque toutes se refléter dans le Bosphore, la république de Saint-Marc avait à surveiller là ses intérêts propres, bien considérables et constamment exposés. Ses possessions, aussi nombreuses qu’importantes, dans l’Adriatique, dans la mer Egée, dans la Méditerranée, étaient des objets de convoitise incessante pour le padichah, des incitations à des guerres toujours renaissantes d’où l’Osmanli ne manquait presque jamais de sortir victorieux. Après chacune de ces guerres, il fallut « se faire un estomac d’autruche pour digérer toutes ces pertes, » selon le mot du grand Sarpi[2], et renouer les relations, ressaisir les avantages anciens, négocier toujours, « négocier avec dignité et sans bassesse ni timidité, » comme s’exprime Marc Antonio Barbaro, un des habiles diplomates de la république en Orient. Aussi la signorie tenait-elle à être informée le plus exactement possible sur la moindre affaire dans ses moindres détails ; outre les dépêches courantes, tout ambassadeur ordinaire ou extraordinaire auprès du sultan devait au retour à Venise se présenter devant le conseil des pregadi, réuni en séance solennelle sous la présidence du doge, et y faire un rapport

  1. Ch. Lenormant, Trésor de numismatique et glyptique. Médailles italiennes. Planche XIX, 3.
  2. Opinione del Padre Paolo, servita, consultor di stato, come debba governarsi la repubblica, etc. Venezia, 1681.