Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/741

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur la république de Saint-Marc ou de Pologne, tantôt sur l’Autriche et la Hongrie; mais on envisageait ces calamités comme des faits de guerre ordinaire, affligeans pour tel état, réjouissans pour tel autre, et alors même que tel gouvernement s’alliait d’aventure à un pays menacé ou envahi par les armes da sultan, c’était uniquement pour faire pièce à un rival, par calcul politique, presque jamais par le sentiment d’un devoir à accomplir, de la communauté chrétienne à préserver. Seuls, les Polonais, ces Tard-venus de la chevalerie, s’avisèrent d’aller délivrer Vienne par pure générosité et « pour l’amour du Christ. » Mais aucune des puissances ne leur sut gré de leur dévoûment, pas même celle qu’ils venaient de sauver, et l’on connaît le jugement porté par les politiques, par Louis XIV entre autres, sur la folie de la croix de Sobieski. Encore moins fut-il jamais question depuis Lépante des anciens sujets des Paléologues, des raïas courbés pendant si longtemps sous le cimeterre, et de ce « royaume grec, » autrefois la grande préoccupation de Pie II et de Charles VIIÏ. Il arriva même un jour que, par un de ces hasards de la fortune et des batailles, les Vénitiens purent s’emparer de ce « royaume grec, » posséder et gouverner la Morée pendant vingt-huit ans, sans que l’Europe s’en fût montrée émue à un degré quelconque, on dirait presque sans qu’elle en eût pris note. Ce fait immense, inespéré du Péloponèse arraché au joug ottoman, d’Athènes délivrée de la souillure des barbares, ce fait qui à l’époque de la renaissance eût transporté la chrétienté d’un ravissement ineffable, qui dans notre siècle encore, sous la restauration, a exalté les esprits et électrisé les cœurs, ce fait a passé inaperçu aux yeux des contemporains de Bossuet, de Fénelon et de Racine, il ne leur a arraché aucun cri d’enthousiasme, aucun accent sympathique ! Faut-il ajouter que, pour comble d’ironie, les Péloponésiens eux-mêmes ne s’aperçurent guère de leur bonheur et que, d’après le témoignage d’un voyageur français d’une autorité reconnue[1], ils ne tardèrent pas « à faire des vœux pour retourner sous la domination des Turcs

  1. La Motraye, Voyages, I, p. 462. (1710.) Les Péloponésiens disaient encore à M. de La Motraye : « Les Vénitiens vivent à discrétion dans nos maisons et dans nos jardins, y prennent sans demander ce qui leur convient, et nous maltraitent, si nous nous plaignons. Les soldats sont mis en quartier chez nous, les officiers débauchent ou enlèvent nos femmes et nos filles; leurs prêtres nous viennent parler contre notre religion et nous sollicitent d’embrasser la leur, ce que jamais les Turcs ne songent à faire. Au contraire ils nous donnent toute la liberté que nous pouvons souhaiter et que nous regrettons tous les jours tant à cet égard qu’aux autres. »