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L’organisation militaire est, on le conçoit, la grande préoccupation et le principal sujet de tous ces écrits de l’époque sur l’empire ottoman : Busbeck lui a consacré un ouvrage spécial. Dans ses Lettres, il raconte avec beaucoup de détails son séjour au camp de Scutari pendant trois mois, et s’extasie sur l’ordre, la paix et la propreté qui n’ont cessé d’y régner. Il n’y avait là rien qui eût pu offenser la vue, l’ouïe et l’odorat : point de cris, point d’ordures; ni banquets, ni jeux de dés et de cartes, ni batteries; absence complète de filles, de jongleurs et bateleurs; la plus grande sobriété dans le manger et le boire, et les jeûnes observés avec la plus scrupuleuse exactitude. C’est là l’éloge constant donné au camp turc par tous les observateurs du XVIe siècle, et pour bien comprendre la portée ainsi que la pointe évidente de ces panégyriques, il faut se rappeler ce qu’étaient les armées chrétiennes vers la même époque, ce qu’étaient par exemple ces troupes d’élite du duc d’Albe qui, en 1566, allèrent dans les Pays-Bas pour y étouffer l’hérésie et rétablir la vraie religion. Brantôme, qui était accouru en Lorraine pour voir au passage cette « grande, gentille et gaillarde armée, » en a fait une description enthousiaste. Il y avait, dit-il, près de neuf mille des meilleurs soldats de l’Europe, « de plus il y avait quatre cents courtisanes à cheval, belles et braves comme princesses, et huit cents à pied, bien à point aussi[1]. » Un écrit italien anonyme du temps donne un signalement ethnologique assez plaisant des armées de l’Europe en disant : « Dans le camp turc, on ne trouve pas de crimes, mais les armes et les vivres nécessaires; dans l’armée des chrétiens, on voit la goinfrerie et tout l’appareil de la luxure, et le nombre des filles y dépasse celui des hommes. Le Hongrois assassine, l’Espagnol pille, l’Allemand se soûle, l’Italien paillarde, le Français chante et babille, l’Anglais avale et l’Écossais dévore[2]. »

En recherchant les causes de la fortune étonnante et de la force irrésistible de l’empire ottoman, tous les écrivains qui nous occupent s’accordent à placer au premier rang le profond sentiment religieux de la race. Déjà en 1554 le baile Trevisano écrivait à la signorie : « Les Turcs n’ont pas dans leurs armées les trois choses qui sont de la plus haute importance pour nos soldats : le vin, les filles et le jeu ; ils ont de plus pour coutume singulière, par eux strictement observée dans tous les temps et considérée comme la

  1. Brantôme, Vie des grands hommes (duc d’Albe). — C’est aussi à la même armée que se rapporte le passage suivant de la lettre de Jean de Hornes dans la Correspondance de Philippe II (1, p, 565) : « On dit qu’ils ont plus de deux mille p... avecques eux, tellement que nous ne serons en fault des p... avec ceulx que nous avons... »
  2. Zinkeisen, Gesch. d. Osm. Reiches, III, p. 278, note.