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chef de mission « de ne pas compromettre sa dignité, de croiser seulement les mains pour saluer le sultan au lieu de se prosterner devant lui ; de lui remettre les présens et la lettre, mais sans s’informer de l’état de sa santé dans le cas où il ne s’informerait pas lui-même de celle du grand-prince. » Sélim répondit à cette démarche du grand-duc Vassili par l’envoi d’un ambassadeur, — mesure rarement prise envers les autres états, — et cet ambassadeur, le premier envoyé du padichah qu’ait vu la Russie, dut obéir au cérémonial du Kremlin et baiser la main de Vassili devant l’assemblée réunie des boïars. Soliman le Grand eut soin de se rappeler à plusieurs reprises au bon souvenir d’Ivan IV, — Ivan le Terrible; — dans des lettres écrites en « caractères d’or » il se plaignait de sa froideur et l’assurait que son plus ardent désir était de vivre avec lui dans les rapports d’un attachement « solide et fraternel. » Dans tout le cours du XVIe siècle, c’est le Moskof qui se tient sur la réserve et c’est l’Osmanli qui fait l’empressé : décidément le padichah mettait une différence entre le knès scythien et les autres princes de la chrétienté.

C’est qu’avec son profond instinct politique l’Osmanli avait aussitôt reconnu qu’il se trouvait là devant une situation exceptionnelle et qui commandait des ménagemens. Les puissances de l’Occident avaient beau parler de temps en temps d’une croisade et s’apitoyer sur le « royaume grec, » elles étaient irrémédiablement divisées entre elles par leurs intérêts politiques aussi bien que par leurs croyances religieuses, et, ce qui plus est, elles n’inspiraient qu’une médiocre confiance, sinon même de l’aversion aux chrétiens d’Orient. Du côté de Moscou, la question se présentait sous un aspect tout différent. Là le souverain était à la fois le chef temporel et spirituel de son peuple, — point de la plus haute gravité selon les idées asiatiques, — et ce peuple, on le savait uni par les liens de la foi et de la race aux raïas, aux esclaves frémissans du padichah. Ivan III était encore le tributaire des Mongols que déjà il affichait l’ambition de succéder aux Paléologues après la chute de Constantinople. Il épousa (1472) la nièce du dernier empereur byzantin, « le rejeton d’un arbre impérial qui couvrait jadis toute la chrétienté orthodoxe de son ombre, » il prit pour armes nouvelles de la Russie l’aigle à deux têtes des Césars de l’Orient, et ajouta à ses titres celui de prince de Bulgarie : c’est même ce dernier titre que cachait la périphrase « de plusieurs contrées du nord et de l’orient » dans sa lettre à Bayazid II. Sans provocation ni précipitation, mais avec une persévérance aussi industrieuse qu’inébranlable, les successeurs d’Ivan III s’appliquèrent dans le cours du XVIe siècle à maintenir les rapports d’intimité avec les raïas, à leur prouver les