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cette branche de la littérature qu’il faut s’appliquer à découvrir les conceptions favorites de l’esprit japonais ; les œuvres d’imagination lui offrent un champ plus libre et nous promettent au point de vue esthétique une plus ample moisson de renseignemens.

Ce n’est pas toutefois dans la poésie proprement dite que le génie national se donne le plus volontiers carrière. La prosodie des Japonais n’a jamais dépassé les formes les plus élémentaires. Leurs uta ou chants sont composés de cinq vers de trente et une syllabes. Si ces chants furent aux âges primitifs le produit d’une inspiration spontanée, ils devinrent plus tard un simple exercice mécanique, dont tout le mérite consiste dans des jeux de mots et de véritables calembours. Les amateurs de versification se réunissaient à la cour et formaient de petites académies où les Vadius et les Trissotin du temps s’exerçaient à improviser sur des sujets tirés au sort. C’est ainsi qu’ont été composées la plupart des petites pièces qui nous ont été conservées dans les différens recueils, dont le principal est le Manyoshiu ou recueil des dix mille feuilles, contenant quatre mille cinq cent soixante-cinq morceaux. On trouve aussi dans ce recueil des naga-uta ou longues chansons consistant en vers alternés en forme de distiques, et des sedoka, sorte de sonnets en vers de cinq et sept pieds arrangés dans l’ordre suivant 5. 7.7. 5. 7.7.

L’abus des pointes d’esprit et l’emploi des mêmes caractères chinois, tantôt avec leur valeur idéographique et signifiant un objet, tantôt avec leur seule valeur phonétique et exprimant simplement un son, de manière à former un rébus, rendent très ardue même pour un érudit japonais la lecture de ces compositions, à l’intelligence desquelles on a consacré au Japon dès le XVIIe siècle de volumineux commentaires. M. Léon de Rosny, dans son Anthologie japonaise, a réussi à traduire plusieurs pièces extraites du ''Manyoshiu qui ne semblent pas propres à donner une haute idée du souffle poétique des Japonais.


« C’est en regardant les canards sauvages qui crient sur l’antique étang d’Ivari que je m’éclipserai dans les nuages.»

« Malgré les mille obstacles que le lit du courant leur oppose, les eaux, longtemps divisées par les sables, finissent par se réunir. »


Même en tenant compte des imperfections inévitables de toute traduction, on voit que la pensée ne sort qu’à peine dégrossie de ces essais. Sauf un madrigal ou une sentence morale, que peut-on enfermer dans les quelques syllabes dont se compose une stance japonaise? Pégase prend ici les allures d’un cheval poussif et essoufflé. On constate encore une fois l’infortune séculaire de cette race dont le génie a subi l’éternelle contrainte de formes répugnant