Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/761

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

noient. C’est en vain qu’on chercherait parmi eux ces grands et vigoureux esprits qui ont chez nous, au temps de Périclès ou de Léon X, embrassé d’un regard et manié d’une main hardie toutes les idées, pressenti toutes les évolutions possibles de l’esprit humain. Le cercle où ils se meuvent est infiniment plus étroit; leurs mouvemens sont plus contraints, leurs perceptions moins fines et moins justes. Le moyen âge japonais, qui dure encore, ressemble comme le nôtre à un polype aveugle étendant ses tentacules vers des objets qu’il ne peut saisir ni mesurer.

A défaut de l’esprit systématique et des œuvres méthodiques trouve-t-on du moins ici l’inspiration chevaleresque qui apparaît dans les races germaniques avant l’heure du raisonnement, pour dicter des épopées nationales comme l’Edda et la Chanson de Roland? C’est ce que l’on peut se demander en parcourant les divers poèmes désignés sous le nom de monogatari.


II.

Le monogatari, si l’on s’en rapporte à la définition d’un critique japonais, désigne un genre de composition qui diffère de l’histoire en ce que l’auteur ne s’applique pas à discerner la vérité de la fiction, et se contente de reproduire la tradition courante au sujet de son héros. Nulle forme n’est donc plus favorable au libre essor de l’imagination, qui peut se restreindre ou se répandre à loisir. Aussi ce genre peut-il être considéré comme le genre national et pris pour étalon de la force et de la nature des conceptions japonaises. Tantôt l’histoire y est suivie pas à pas, et l’auteur se borne à donner un tour oratoire et pompeux aux discours dont il entremêle son récit; tantôt, au contraire, il mêle le merveilleux au réel, la légende à l’histoire et les puissances surnaturelles à la vie terrestre. Le plus ancien monument de ce genre, intitulé Toshi kage no maki, raconte les aventures d’un jeune homme qui fait naufrage sur les côtes d’un pays enchanté, où il rencontre des bêtes qui parlent, des géans et des monstres, et d’où il rapporte une harpe magique qu’il lègue en mourant à sa fille. Les accords de la harpe attirent dans sa maison un jeune seigneur qui passe un beau soir devant sa porte et disparaît après l’avoir rendue mère. Elle met au monde un fils qui accomplit des prodiges de piété filiale et la nourrit avec des racines qu’il arrache dans les montagnes. A l’approche de l’hiver, il l’abrite dans une caverne abandonnée par les ours, et les singes qui habitent les environs leur apportent de l’eau et des provisions. Enfin le père ingrat de ce fils modèle reparaît et se fixe