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toutes les circonscriptions. Néanmoins leur succès dépassa ce que l’on pouvait prévoir. Ils remportèrent 60 sièges sur les 103 dont se compose la députation irlandaise. Pour la première fois peut-être, les opinions religieuses avaient été le moindre souci des électeurs. Isaac Butt, John Martin, d’autres encore de moindre notoriété obtenaient, bien que protestans, les suffrages des catholiques. The O’Donoghue, malgré la grande popularité que lui avaient valu les luttes précédentes, ne l’emportait que de trois voix sur un adversaire qui avait adhéré au programme national. L’un des hommes éminens du parti libéral, M. Chichester Fortescue, membre du dernier cabinet Gladstone, était battu dans le district de Louth par M. A. Sullivan, le directeur du journal la Nation, l’un des plus ardens promoteurs du home rule. Pour la première fois depuis l’acte d’union, l’Irlande se donnait une représentation compacte, inspirée par des idées communes, et, ce qui vaut mieux, assez instruite par l’expérience d’une époque troublée pour ne pas poursuivre des chimères et se repaître d’illusions. Ce groupe de 60 Irlandais arrivait au parlement animés du désir sincère de réconcilier leur pays avec l’Angleterre, ne demandant que l’indépendance locale qu’ils avaient inscrite en tête de leur profession de foi. Ils ne voulaient rien précipiter ; le respect des lois constitutionnelles faisait partie de leur programme. Chacun peut apprécier combien est grande la distance qui les sépare d’O’Connell et mesurer par là le chemin parcouru en un demi-siècle.

Qu’ont-ils fait à Westminster depuis quatre ans ? On les accuse de s’être prêtés à des manœuvres parlementaires regrettables. Ne pouvant obtenir que la chambre des communes discutât à leur gré les affaires qu’ils ont à cœur, ils ont essayé d’entraver les discussions mises à l’ordre du jour. Leurs adversaires font valoir que toutes les lois importantes qui ont changé le sort de l’Irlande ont été votées avant qu’ils fussent entrés en scène. Loi sur l’éducation populaire, loi d’église, lois agraires, émancipation des catholiques, tout cela s’est fait sans eux. Cette espèce d’organisation provinciale indépendante qu’ils réclament est incompatible, dit-on, avec la constitution de l’empire britannique. C’est possible, et peut-être se verront-ils obligés par la suite de modifier le plan de réformes qu’ils ont reçu mission de faire prévaloir ; mais il n’est pas indifférent à la Grande-Bretagne qu’une population aigrie par de longues injustices ait enfin pour interprètes des hommes modérés, convaincus et décidés à rompre avec la politique violente qui aggrava jadis les malheurs de l’Irlande.


H. BLERZY.