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certaines études, sans la participation de certains corps constitués, en sorte qu’à cet égard la situation de la Russie moderne n’est pas aussi différente de celle des autres états de l’Europe qu’elle semble l’être au premier abord. En droit, toute la législation demeure à la merci d’un oukase; en fait, c’est là une prérogative dont de nos jours l’autorité impériale est rarement tentée d’user, dont elle a même peu d’intérêt à se servir. Le pouvoir du souverain sur la législation n’est au fond que le pouvoir partout reconnu du législateur sur la loi. Si le régime autocratique, où la puissance législative est concentrée dans un homme, offre sous ce rapport peu de garanties de fixité, ce n’est point le seul régime sujet à ce grave inconvénient. L’histoire montre par trop d’exemples qu’en fait de lois et de stabilité le même reproche peut être mérité par des systèmes politiques fort différens : à cet égard, une démocratie n’offre pas toujours plus de garanties qu’une autocratie.


II.

Avec des lois, il faut des juges qui des pages du code fassent passer la loi dans la vie réelle. La réforme des tribunaux réservée à l’empereur Alexandre II était aussi malaisée qu’urgente. Au début de son règne, la justice n’était pas moins défectueuse que l’administration; elle souffrait des mêmes maux, et le gouvernement avait en vain essayé des mêmes remèdes. Les tribunaux russes opéraient dans l’ombre et le silence, à l’écart du public, loin des oreilles des plaideurs ou des yeux de l’accusé. Au criminel comme au civil, la procédure était écrite et secrète. Les juges n’apparaissaient que pour rendre un arrêt ou une sentence. Chose digne de remarque, c’était sous l’influence de l’Europe occidentale, au temps d’Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, que s’était introduite en Moscovie cette procédure inquisitoriale, devenue depuis si étrangère à nos mœurs.

En Russie, la procédure secrète avait eu pour principal effet d’entretenir le mal russe, la vénalité. Le tribunal, entouré de ténèbres, était devenu une sorte de comptoir où l’on trafiquait sans honte des biens et de la liberté des hommes. Les scribes ou avoués (striaptchi), chargés des intérêts des parties, n’étaient guère que des courtiers entre les juges et les plaideurs. Les sentences étaient à l’encan, et les symboliques balances de la justice servaient moins à peser les droits et les titres que les offres et les présens des parties.

Avec la procédure secrète, il eût fallu à l’empire des juges éclairés et intègres, et les magistrats russes n’étaient ni l’un ni l’autre.