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Jamais le peuple, qui ne se soucie pas des théories subtiles, si nobles qu’elles soient, n’admettra que le juste puisse être ainsi immolé sans recevoir le salaire de sa vertu soit dans cette vie, soit dans une vie future. C’est l’instinct même de la justice qui lui dit que la vertu, selon le proverbe, doit avoir sa récompense; non sans raison le peuple trouverait étrange que la justice, à laquelle chacun a droit, fût précisément refusée à celui qui en est le plus parfait modèle, et que, par la plus odieuse exception, il n’y eût que l’homme juste à qui la justice ne fût pas accordée. De là vient que toutes les religions, pour répondre à ce sentiment populaire, enseignent que le malheur du juste sera consolé; de là vient que la plupart des doctrines philosophiques, tout en reconnaissant ce qu’il y a d’admirable dans la théorie de Platon, laquelle présente avec tant d’éclat la beauté de la vertu qui se suffit, ne manquent pas de conclure qu’il est dû à l’homme héroïquement juste d’autres satisfactions terrestres ou divines que celles qu’il trouve en lui-même. C’est là ce que Carnéade a vu avec son profond sens critique, c’est ce qui lui a fait dire dans le langage propre à sa doctrine que la justice telle que l’entendaient ses adversaires est contraire à la sagesse; c’est là aussi ce qui nous fait comprendre comment un père de l’église, Lactance, a pu, avec une sorte d’enthousiasme, donner raison au philosophe sceptique contre le divin Platon.

Tout à coup Carnéade, élevant le débat, le transporta dans la politique pour mettre sur ces hauteurs le conflit en pleine lumière et le faire éclater à tous les yeux. « Les exemples que fournit la conduite des gouvernemens sont plus illustres, et, puisque le droit est nécessairement le même pour les nations que pour les individus, il vaut mieux considérer ce que la sagesse exige des états, » car tant qu’il ne s’agit que d’intérêts particuliers, la question reste confuse: qu’un homme se sacrifie et consente à l’exil, à la servitude, à la mort, cela peut rester inaperçu ou ne pas toucher le monde; mais un état peut-il consentir à mourir? « Quel est, dit Carnéade, l’état assez aveugle pour ne pas préférer l’injustice qui le fait régner à la justice qui le rendrait esclave? » C’est donc en politique surtout qu’on voit paraître l’inconciliable contradiction entre la sagesse et la justice. Sans parler ici de ces grandes catastrophes mortelles dont un peuple cherchera toujours à se défendre par n’importe quel moyen, n’est-il pas vrai que la politique, cette sagesse des nations, non-seulement ne craint pas de se mettre en conflit avec la justice, mais qu’elle fait souvent profession de la violer? Il est même pour cela des termes consacrés et solennels. Quand un prince invoque la raison d’état, quand une république proclame que le salut du peuple est la loi suprême, ils déclarent l’un et