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bien des auxiliaires dans le caractère de ces dogmes eux-mêmes et dans les dispositions des esprits. De même que le surnaturel dans l’antiquité était la région du caprice, de l’envie, de la passion, et que la théologie était complètement distincte de la morale, de même l’immortalité était sans justice : c’était la vengeance des dieux qui s’exerçait dans le Tartare, et les supplices célèbres que l’on décrivait aux foules annonçaient plutôt la force irritée et malfaisante que les réparations par une conscience divine de l’ordre violé. Ç’avait été l’effort de Platon de rétablir l’idée de la justice dans la conception de la vie future; mais avec ses mythes sublimes il avait charmé quelques âmes d’élite sans pénétrer dans la masse épaisse des préjugés et des dogmes redoutables. Virgile seul, parmi les poètes populaires, devait le comprendre un jour, traduire quelques-unes de ses inspirations dans l’admirable sixième livre de l’Enéide et faire passer quelque chose de cette grande âme de Platon dans l’âme de la civilisation antique. — Ce temps n’était pas venu, et une vague terreur planait sur les imaginations devant lesquelles une superstition basse et violente étalait des spectacles pleins d’une incompréhensible horreur. Cette crainte souillait la vie, elle déshonorait l’homme ; il fallait la bannir à tout prix :

Et metus ille foras præceps Acherontis agendus
Funditus, humanam qui vitam turbat ab imo,
Omnia suffundens mortis nigrore, neque ullam
Esse voluptatem liquidam puramque relinquit[1].


« Il faut chasser cette terreur vaine de l’Achéron, qui trouble la vie humaine jusque dans son fond, qui répand sur tous les objets la teinte livide de la mort, et ne nous laisse la jouissance libre et pure d’aucun plaisir. »

Lorsqu’Épicure commença ce long combat contre ces chimères, elles avaient déjà perdu beaucoup de leur crédit. Ses railleries et ses raisonnemens en précipitèrent la ruine, et à l’époque où Lucrèce écrivait, la destruction en était presque achevée, non assurément dans les masses, mais dans les esprits d’élite. Lorsque Virgile voulut faire accepter son enfer, il dut le transformer en le moralisant.

Les épicuriens se trouvèrent donc facilement d’accord avec certaines tendances qu’ils fortifièrent, mais qu’ils n’avaient pas créées et qui se faisaient jour de toutes parts dans le scepticisme éclairé de la société antique. En combattant la crainte du Tartare, ils donnaient une expression et une voix à toute une opposition d’esprits libres et cultivés auxquels répugnaient ces peintures d’une immortalité grotesque et sinistre. Les dogmes de la théologie officielle

  1. De Natura rerum, lib. III, 37-40.