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avec Lucrèce pour exprimer l’indifférence que l’homme doit avoir à l’égard de ce qui suivra la mort et de ce qui adviendra de son cadavre.

Il devait se trouver cependant bien des incrédules qui ne se rendaient pas à ce fameux argument et qui mettaient un certain entêtement à craindre la mort, ne fût-ce qu’à cause des biens qu’elle leur faisait perdre. Même en supposant que la mort n’est rien, on peut aimer la vie et y tenir; on retournait le vers célèbre d’Épicharme, traduit par Cicéron : « Être mort n’est rien, soit; et pourtant je ne veux pas mourir[1]. » C’est là un des côtés de la question qui devait reparaître avec obstination dans l’esprit des épicuriens les plus convaincus, à plus forte raison des adversaires. « Vous me démontrez à merveille, disaient-ils à Épicure, qu’une fois mort je ne sentirai plus rien et que l’insensibilité absolue ne peut être un mal. Mais c’est un mal au moins que de ne plus jouir de la vie, qui est la condition de tous les biens. » C’est contre cette indocilité des sceptiques ou des esprits positifs que les épicuriens redoublaient d’effort et de subtilité. C’est contre eux qu’a été imaginé ce paradoxe que la mort n’enlève rien au bonheur, parce que le temps ne fait rien au bonheur lui-même. Chaque vie, si courte qu’elle soit, est un tout complet. Le vrai plaisir est quelque chose d’absolu : « Le temps, qu’il soit sans bornes ou borné, contient un plaisir égal, si l’on sait apprécier ce plaisir par la raison. » C’est dans cet ordre d’idées qu’Épicure se plaçait en disant, à ce que nous rapporte Stobée, qu’il était prêt à le disputer de félicité même à Jupiter, pourvu qu’il eût un peu de pain et d’eau. La sérénité sans trouble du sage épicurien ne dépend ni du plus ni du moins, s’il y a le suffisant, ni de la durée du plaisir s’il a un seul instant existé. — Cicéron réfute à merveille cet argument audacieux : « Eh quoi ! Épicure soutient que la durée n’ajoute rien "au bonheur et qu’un plaisir qui ne dure qu’un instant vaut un plaisir qui serait éternel? Tout cela est pure inconséquence. Comment, quand on met le souverain bien dans la volupté, prétend-on nier que la volupté qui durerait un temps infini fût supérieure à celle qui serait resserrée dans un étroit espace de temps ? A la bonne heure pour les stoïciens qui placent le souverain bien dans la vertu parfaite : cette vertu, une fois atteinte, ne peut plus croître. Mais en est-il de même du plaisir? Veut-on nous faire croire que le plaisir ne s’augmente pas en se prolongeant? Il faudra donc dire la même chose de la douleur elle-même et soutenir que le temps n’y ajoute rien? Ou bien encore dira-t-on qu’à la vérité la douleur devient plus cruelle à mesure

  1. Emori nolo : sed me esse mortuum nihil æstimo.

    Tusculanes, lib. I, p. 8.