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C’est son horreur de l’au-delà qui lui a mérité cette sorte de renaissance. Il est le premier dans l’antiquité qui ait nié résolument ce qui était hors des prises directes et de la portée des sens. À ce titre, il a pu être considéré comme l’expression confuse et inconsciente du positivisme qui déclare qu’il n’y a pas d’objet pour l’esprit humain en dehors des lois (les fœdera, leges, rationes de Lucrèce). Il a, le premier, creusé le fossé qui s’élargit tous les jours et qui sépare la métaphysique de la science de la nature. Pour les esprits spéculatifs, les questions d’origine et de fin sont les plus importantes de toutes, celles auxquelles tout le reste se rapporte; pour les autres, il n’y a qu’une seule étude, celle des phénomènes et de leur dépendance réciproque; les uns ne s’occupent de la vie que dans son rapport avec la mort, les autres ne prétendent s’occuper de la mort que dans son rapport avec la vie, demandant seulement à la nature morte les secrets qu’elle lui révèle pour éclairer le jeu et les ressorts de l’organisme vivant. Cette séparation date d’Épicure : si une telle gloire a été réservée à celui qui a divisé l’esprit humain en deux parties presque irréconciliables, quelle gloire n’attend pas celui qui fera cesser ce divorce et qui, par la métaphysique et la physique réconciliées dans une juste mesure d’indépendance et de services réciproques, reconstruira l’unité scientifique de l’esprit?


III.

Épicure, en détruisant les idées populaires sur la mort, a-t-il été vraiment le bienfaiteur et le consolateur de l’humanité? L’objet principal que se proposait sa philosophie a-t-il été atteint d’une manière durable, même dans l’antiquité qui le proclama dieu? Les idées qu’il avait combattues succombèrent-elles dans la lutte au point de ne pas se relever d’un si rude assaut? Ce serait mal connaître l’humanité que de le croire. — Si ce sont des chimères qu’Épicure avait voulu détruire, il faut avouer qu’elles sont singulièrement tenaces; elles renaissent à mesure qu’on les abat, semblables à ce géant de l’Arioste dont Roland faisait rouler la tête à chaque coup de sa grande épée et qui chaque fois la ramassait dans la poussière et rentrait en lice aux yeux du chevalier stupéfait. Ce fut un peu là le genre d’inutiles victoires que remportèrent les épicuriens. La même raison qui assurait leurs succès dans les hautes régions de la société antique, et qui charmait le dilettantisme des heureux de la vie et des amateurs de philosophie, faisait la faiblesse pratique de ces doctrines devant l’humanité. La plupart des hommes craignent de mourir, mais ils ne redoutent pas moins de cesser d’être en mourant. Ces deux instincts, au fond, n’en sont