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Heureux, vous me précipitez dans le néant : le pire des maux ne sera-t-il pas pour moi la privation de tous les biens actuels? Vous dites que cet état ne nous intéresse en rien, puisque nous ne sentirons rien quand nous le subirons. C’est un pur sophisme. Sans doute l’insensibilité que vous me promettez ne peut pas affliger ceux qui n’existent pas, mais elle nous affecte singulièrement par la pensée; si elle ne touche pas les morts, elle touche les vivans, elle les afflige, elle les désespère en les privant sans compensation des biens de la vie. Ce n’est donc ni Cerbère, ni le Cocyte qui rendent infinie la crainte de la mort, c’est la menace du néant. Voilà le vrai malheur, le mal sans remède ; de là une terreur sans consolation, le désespoir sans une lueur dans la nuit obscure et sans issue où l’on nous plonge. Hérodote pensait plus sagement qu’Épicure, lorsqu’il disait que Dieu, qui connaissait la douceur de l’éternité, en avait envié la jouissance aux hommes. En effet, quelle joie résisterait à cette pensée toujours présente qu’elle tombera dans un néant infini comme dans une mer sans fond? Sous le coup de cette terreur qui plane sur la vie comme une menace, un épicurien même ne saurait être heureux.

Plutarque touche ici le fond de la question en même temps que le fond du cœur humain. Il se montre psychologue pénétrant et moraliste ingénieux en faisant voir qu’Épicure n’a fait que supprimer le mal d’un côté pour le rétablir de l’autre, et changer de place la misère de l’homme : il détruit la crainte de la mort, mais il y substitue la terreur de l’anéantissement absolu. Laquelle est la plus grave des deux? laquelle est la plus inquiétante pour l’homme et de nature à empoisonner davantage sa vie? Est-ce vraiment guérir des malades que de les désespérer en leur disant que leur maladie est incurable et qu’elle va bientôt cesser par la mort? Le désir de l’être est mêlé aux racines les plus délicates et les plus profondes de l’être; on ne peut l’arracher sans déchirer l’être lui-même. Plutarque, qu’on a l’habitude de traiter un peu trop légèrement dans la philosophie d’école, laquelle n’est pas toujours la philosophie humaine, a trouvé le mot le plus saisissant, celui qui résume toutes les oppositions instinctives de l’humanité aussi bien que les contradictions savantes des philosophes : ce n’est pas le Cocyte qui est à craindre, c’est le néant.

Ainsi, quoi qu’on fasse, le problème est éternel et il recommence toujours. Je sais ce qu’on nous répondra : il s’agit de vérité, non d’utilité; il s’agit d’éclairer les hommes, non de les servir en flattant leurs imaginations ou leurs passions ; il vaut mieux les désoler par la science que de les endormir par la superstition. Qu’importe si la vérité est triste? Elle est la vérité, cela suffit. — Nous entendons bien et nous tiendrions grand compte de cette observation s’il