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osé renouveler sa « conduite irrégulière » envers le padichah, et les hostilités mêmes qui, sous le règne d’Anna Ivanovna, éclatèrent entre la Russie et la Porte, ne présentèrent en rien le caractère d’une croisade. L’influence allemande, si prépondérante sous ce règne, est visible jusque dans la manière dont fut conduite cette campagne de 1735-1739. Les Ostermann, les Munich, n’étaient point agités par des passions orthodoxes et slaves ; ils faisaient une guerre politique, une guerre régulière; ils avaient de plus l’Autriche pour alliée. Cette première entreprise commune des Habsbourg et des Romanof en Orient fut loin d’être encourageante : l’Autriche y perdit toutes les anciennes conquêtes du prince Eugène; la Russie elle-même n’en rapporta pour trophée que la démolition d’Azof. Les choses changèrent de face à l’avènement de Catherine II (1762), Cette femme extraordinaire qui, bien qu’Allemande par naissance et par éducation, a su si complètement se faire l’âme moscovite, qui sut être philosophe avec Voltaire et Diderot, et orthodoxe fanatique avec ses popes et ses moujiks, anarchiste en Pologne et conservatrice à l’égard de la révolution française, s’inspira aussitôt, dans les affaires du Levant, de la grande tradition du vaincu de Houche, et mit en œuvre tout l’appareil philosophique, religieux, national et révolutionnaire, inauguré lors de la campagne du Pruth. Pour agir sur l’opinion du monde, elle eut quelque chose de mieux que la plume savante du pauvre hère allemand qui traça jadis pour Pierre Ier l’Exposé latin, elle eut aux ordres de son ambition la grande voix du siècle : Voltaire lui-même sonna le Tocsin des rois, et adjura princes et peuples d’écraser l’infidèle. Après avoir passé toute sa vie à persifler et à maudire le « fanatisme » des Godefroy et des saint Louis, le patriarche de Ferney se fit sur ses vieux jours le Pierre l’Ermite d’une croisade orthodoxe : il adorait sa Semiramis du Nord, et les Turcs, en outre, avaient à ses yeux ces deux défauts irrémissibles de cacher leurs femmes et de ne pas aimer la tragédie. Tout autrement puissans aussi que sous Pierre le Grand furent désormais les moyens d’action sur les chrétiens d’Orient. Dès 1765, des agens et des émissaires russes parcouraient la Moldavie, la Valachie, la Grèce, la Roumélie, la Thessalie, l’Albanie, le Monténégro, la Morée, les îles de l’Archipel jusqu’à Candie, préparant les populations à la révolte, distribuant de l’argent, promettant « de la poudre et du plomb[1]. » A la tête de cette vaste agitation, la tsarine avait placé Alexis Orlof, le frère de son amant, le meurtrier de son époux,

  1. Geschichte des gegen ärtigen Krieges (Francfort et Leipzig, 1771, 6 vol.); on y trouve les documens les plus curieux pour l’histoire de cette guerre. Voyez aussi les extraits des lettres du prince Galitsyne au prince Volkonsky, dans Herrmann, Gesch. d. russ. Staats (Hamburg, 1853), t. V. p. 695 seq, appendice.