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serait née d’une pensée de détachement terrestre venue à l’auteur pendant un séjour à Rome, sur ce sol des grandes conversions où l’abbé Liszt ouvrit ses yeux à la lumière, ce qui lui valut d’écrire son fameux poème de « Saint François prêchant aux petits oiseaux. » S’il en était ainsi, l’œuvre prendrait couleur d’oratorio et même sous cet aspect prêterait encore le flanc à bien des critiques, dont la première serait de prêcher contre son propre enseignement. Dans cette œuvre de haute confession apostolique, tout l’avantage échoit aux païens; ce sont eux qui chantent les plus jolis airs et dansent les plus jolis pas. La partie la plus sympathique du personnage de Pauline est celle qui se dérobe discrètement dans la demi-teinte à l’ombre de l’autel des faux dieux; il suffit à Sévère, dans le quatuor du premier acte, d’ouvrir la bouche pour gagner à lui tous les cœurs, la barcarolle du jeune patricien Sextus à Diane et aux naïades rafle si bien les applaudissemens qu’il n’en reste plus ensuite pour la scène du baptême, et le ballet contient certainement, et comme mélodie et comme science harmonique et orchestrale, les pages les plus exquises de l’ouvrage; jamais M. Gounod n’a déployé plus de talent que dans ces différentes suites d’orchestre que termine une tarentelle éblouissante. Quant à Polyeucte, il semble difficile d’imaginer un héros d’opéra plus décidément insupportable. Cet homme, ce mari en possession d’une femme dévouée et charmante, adoré d’elle, aimé, estimé, fêté de tous et qui, libre de ses mouvemens et de sa conscience, alors que personne ne le gêne en rien, sans provocation, sans injure, se rue aux actes les plus frénétiques, cet homme-là produit sur nous au théâtre l’effet d’un enragé maniaque, et le public, contrairement aux visées de l’auteur, se range du côté de Jupiter.

Ni oratorio, ni opéra, que sera-ce donc alors que Polyeucte ! Une vaste foire à décors resplendissans, à costumes variés, à promenades triomphales, un magasin, un capharnaüm où s’entassent des richesses orchestrales très réelles à côté de redites, de placages, d’emprunts faits à tous les styles, même à ceux qu’on affecte de dédaigner le plus : défroques de Verdi, d’Halévy, de Rossini, d’Auber et de Caraffa, — tout cela noyé dans un flot de sensualisme individuel que les fervens prennent pour l’expression suprême du mystique amour, et qui leur donne l’illusion d’un chef-d’œuvre. — Le succès sera pour M. Halanzier et les magnificences de sa mise en scène, il sera aussi pour les deux principaux interprètes. J’ai nommé Gabrielle Krauss et M. Lassalle. Cette création du rôle de Pauline est de nature à classer Mlle Krauss au premier rang des tragédiennes. Alors que tant d’autres, et Rachel elle-même, poussaient surtout vers les effets et se réservaient pour certains momens attendus des amateurs de l’orchestre, elle envisage la figure d’ensemble, atténue au lieu d’accentuer; grave, simple.