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tragédie en cinq actes refusée au Théâtre-Français et qu’un pauvre diable de poète imprime à ses frais chez Lemerre. Au moins pour les Amans de Vérone n’était-il question encore d’aucune disgrâce de ce genre ; il ne s’agissait alors que d’attendre son heure. Elle était donc là, l’infortunée partition, côte à côte avec un Hamlet de M. Hignard, non moins battu de l’oiseau et maugréant contre l’Hamlet de M. Thomas qui lui faisait de si tristes loisirs. J’ignore ce qu’il est advenu de l’ouvrage de M. Hignard, qui renfermait de vraies beautés, mais j’ai suivi des yeux et de très près l’aventure des Amans de Vérone, et je dois reconnaître que, si les partitions comme les petits livres ont leurs destins, cela dépend souvent de l’auteur.

Finissons-en avec Richard Yrvid, et passons tout de suite au marquis d’Ivry; c’est un tempérament. Il appartient à cette race d’hommes et d’artistes qui savent ce qu’ils veulent et s’y entêtent. Le doute n’est point leur fait, ils vont droit à l’obstacle et, toujours repoussés, remontent à l’assaut plus imperturbables et comme encouragés par leurs défaites. Terrible compère en vérité, que l’homme d’une idée; l’idée du marquis d’Ivry, c’était de trouver à Paris un théâtre où loger ses Amans de Vérone, et de leur faire un sort; ce qu’il dépensa d’énergie, de souplesse et d’habileté dans ce travail, lui seul pourrait le dire. Les grandes convictions ne cheminent guère isolément, il y a toujours là quelqu’un autour de vous pour les partager et les répandre; l’auteur des Amans de Vérone ne tarda pas à s’imposer à tout son monde. Ce fut bientôt un accord de sympathies, et chacun se mit à pousser à la roue. Il s’agissait de persuader un directeur, d’aller au positif. À cette époque, M. Perrin gouvernait l’Opéra. Il fut poli, correct comme toujours, mais fort sur la réserve, à ce point que, le voyant assis à table entre M. Nigra et le prince Metternich, je me demandais un soir quel était des trois le diplomate. A l’avènement de M. Halanzier, les affaires ne tournèrent pas mieux. C’est le meilleur des hommes que le directeur de notre Académie nationale : beaucoup le jugent mal et peu de gens le connaissent; il a le cœur sur le poing et ne vous mâche pas sa pensée; il écouta l’ouvrage du marquis d’Ivry, en reconnut le mérite et refusa net. A l’Opéra-Comique, égale fin de non-recevoir ; des deux directeurs, l’un, M. Du Locle, inclinait pour un vote favorable, mais l’autre, M. de Leuven, ne voulut rien entendre : toujours même objection, toujours l’ombre de M. Gounod se dessinant à l’horizon. L’auteur éconduit s’en retourna dans ses terres, où naturellement les Amans de Vérone continuèrent d’occuper sa vie; il revisait, parachevait, coupant, ajustant, transformant. « Laissez donc votre ouvrage être ce qu’il est, lui disions-nous, et ne vous acharnez pas à ce travail de ponctuation ; si le désœuvrement vous pèse, eh bien ! faites autre chose et tâchez surtout cette fois de choisir une pièce qui d’avance ne soit pas