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peut-être quelque vive lumière à l’examen d’un passé déjà vieux de cent ans. Ce passé, nous pouvons maintenant l’étudier à loisir et dans tous ses détails, grâce à l’abondance des documens diplomatiques venus successivement au jour[1], et qui ne manquent assurément ni d’à-propos ni même de piquant.

La plus instructive de ces pièces est une longue dépêche adressée, le 26 décembre 1780, au roi de Prusse Frédéric II par son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, le comte de Goertz, car elle donne l’historique du projet grec depuis le commencement, et pour ainsi dire depuis sa première incubation. L’idée, y disait M. de Goertz, de chasser les Turcs de l’Europe et de relever à Constantinople le trône des Paléologues au profit d’un prince de sa maison s’était d’abord emparée de l’imagination de l’impératrice au moment de la seconde grossesse de la grande-duchesse sa belle-fille (la femme de Paul Ier) vers la fin de l’année 1778. Si l’enfant à naître était un prince, il fut résolu dans son esprit de le destiner au trône de Constantinople et de lui donner à cause de cela le nom de Constantin. Elle n’osa pas cependant afficher tout haut ce projet : devant le grand-duc Paul lui-même, elle n’en parla d’abord que « d’une manière énigmatique ; » n’ayant pas été comprise au premier mot, elle dut lui tenir un langage tout à fait clair « en lui témoignant du mécontentement de n’avoir pas des idées élevées. » Elle fit frapper d’avance des médailles avec son effigie d’un côté ; au revers brillait l’étoile du matin au-dessus d’un groupe représentant une femme (la Russie), tenant dans ses bras un enfant, entre l’Espérance, qui de sa main montrait l’étoile, et la Religion, derrière laquelle on entrevoyait la basilique de Sainte-Sophie. « Afin de ne rien négliger pour l’exécution de ce plan, » la tsarine fit venir de bonne heure six nourrices des îles de l’Archipel pour que l’empereur désigné de Byzance fût nourri du lait grec ; le baptême devait aussi avoir lieu selon le pur rite grec, qui différait en quelques points du russe. Par malheur, lors de la naissance du prince (mai 1779), aucune des nourrices grecques ne se trouva en bonne santé, et force fut d’allaiter le nouveau-né avec du lait moscovite. L’impératrice fut dépitée de ce contre-temps au point de renoncer également au baptême grec et à la mise en circulation de la médaille commémorative.

  1. Voyez les extraits des dépêches des divers ambassadeurs dans Fr. v. Raumer, Beiträge sur neuern Geschichte (Leipzig, 1839, V, p. 443 seq. ; Diaries and correspondence of James Harris, first earl of Malmeshury, ambassadeur à Saint-Pétersbourg du temps de Catherine II (Londres, 1845) ; et surtout les dépêches secrètes du comte de Goertz à Frédéric II, résumées, d’après les archives de Berlin, dans Zinkeisen, Gesch. d. Osm. Reiches, VI, p. 268 seq. — Toutes ces dépêches sont écrites en français, et l’on a dû, en les citant ici, respecter l’incorrection du style.