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dévorante au soulèvement des raïas. Si, par égard pour l’Autriche et sa sphère d’intérêts, qui alors déjà se dessinait dans la direction de la Sava et de la Drina, on laissa cette fois de côté les habitans de la Serbie, de l’Herzégovine et de la Tchernagora, on redoubla par contre d’efforts auprès des populations helléniques. La Morée saignait encore des blessures reçues lors de l’expédition d’Alexis Orlof; le nouvel agent de Catherine, Psaros le Myconien, arriva avec un mandat russe et avec de l’argent russe pour soulever l’ouest de la Grèce; Souli devint le centre du mouvement, et Lambros se distingua parmi les hardis corsaires de l’Archipel. Au commencement de l’année 1790, une députation de ces insurgés souliotes vint à Saint-Pétersbourg; présentée au grand-duc Constantin, âgé de onze ans, elle lui rendit hommage comme au futur souverain des Hellènes[1].

Ainsi assailli par deux puissances militaires de premier ordre, et miné à l’intérieur par une insurrection des raîas, l’empire ottoman put sembler voué dès lors à une ruine définitive, et bien des esprits comptaient déjà sur la chute de l’édifice vermoulu de la Porte ; mais cette fois encore les événemens trompèrent tous les calculs. Les Turcs se défendirent avec des chances diverses, mais avec une opiniâtreté toujours égale dans leurs forteresses faites par la nature ou construites par la main des hommes, et après une lutte qui dura cinq ans, et qui coûta à la Russie près de 400,000 soldats[2], Catherine dut se contenter de ce traité de Jassy (1792) dont les avantages, comme ceux du traité de Kaïnardji, furent bien plus diplomatiques que territoriaux. L’Autriche se retira de cette campagne désastreuse avec une armée décimée par les maladies, avec son prestige militaire bien amoindri et la perte définitive des Pays-Bas. Joseph II avait disparu depuis longtemps avant la conclusion de la guerre ; Potemkine mourut subitement à Jassy, au milieu des délibérations pour la paix, Catherine elle-même ne survécut que quatre ans à cette éclipse de la « grande idée ; » mais le projet grec n’était point pour cela destiné à périr. Il reparut au bout de deux lustres, à la suite d’événemens prodigieux, dans des conjonctures aussi nouvelles qu’extraordinaires, et il porta alors le nom de politique de Tilsit.


III.

Sur le radeau légendaire construit au milieu du Niémen, où les deux maîtres de la France et de la Russie se rencontrèrent pour la

  1. Eton, Tableau de l’empire ottoman, t. II, p. 89 seq et 299 seq.
  2. Kallay, Die Orientpolitik Russland’s (Pest, 1878), p. 90.