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les Turcs, avec les traités qui servaient de conclusions obligées à ces saintes équipées : les premières débordaient de phrases sur l’humanité, la religion, la civilisation et la liberté; les seconds ne parlaient que de cession de provinces, transmission de forteresses et paiement de contributions écrasantes. Les proclamations, dirait le comte Beaconsfield, étaient « sentimentales » et les traités des plus « substantiels. » La démonstration ne manque pas de piquant, et on pourrait varier le thème sur bien des tons très divers encore et tous également réjouissans. Il n’en est pas moins vrai pourtant que l’apparition de Pierre le Grand sur le Pruth a raffermi la foi du Christ déjà bien chancelante dans les cœurs aigris et amollis des raïas. Il n’en est pas moins vrai que les menées de Catherine ont rallumé parmi les Hellènes la flamme du patriotisme éteinte depuis des siècles. Il n’en est pas moins vrai que, directement ou indirectement, c’est grâce aux guerres incessantes de la Russie que les Grecs, les Roumains et les Serbes ont pu recouvrer leur existence nationale. Les déceptions que ces peuples nés d’hier ont causées à tel de nos contemporains, au tempérament sanguin et aux illusions poétiques, ne doivent point fermer nos yeux à la vérité, ni nous rendre sourds à la voix de la justice, et il serait vraiment par trop humiliant pour un siècle qui avait commencé par pleurer avec Byron sur les ghiaours et les kalaïors, de finir par n’avoir plus, au sujet des chrétiens d’Orient, d’autre évangile que la très spirituelle boutade du Roi des Montagnes. Les néo-Grecs, sans contredit, ne rappellent que très imparfaitement les grands citoyens que Miltiade menait au combat, et que Périclès sut charmer et gouverner; il faut un effort énorme d’érudition et bien plus encore d’imagination pour reconnaître dans les Roumains la progéniture de la louve capitoline, et seule la chancellerie de Pierre le Grand a pu saluer dans les haïdouks et les younaks de la Tchernagora et de la Sava les descendans légitimes de la phalange macédonienne. Qui cependant voudrait interdire tout avenir à ces peuples si longtemps déshérités? Qui voudrait nier qu’ils n’aient fait déjà des progrès sensibles depuis qu’ils ont été « soustraits aux vexations des Turcs, » pour parler le langage de la convention de Tilsit? Qui surtout oserait souhaiter pour eux le retour sous le régime du cimeterre?...

Homo duplex, et chacun de nous porte dans son sein le sentiment de ses contradictions et de ses inconséquences. Nous sommes la risée de notre propre ombre, dit le poète, et à ce compte que d’ombres ricanantes à toutes ces grandes figures de la croisade orthodoxe en Orient ! Pierre le Grand, qui fut le premier à parler « principes » dans les choses de la politique et à en appeler aux « lois fondamentales de la nature, » s’amusait, au sortir des banquets