Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/42

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’oubli, tout le plan de son ouvrage eût été bouleversé. Je le remercie plutôt d’avoir mis ses lecteurs en goût. D’ailleurs, puisque M. Victor Fournel lui-même s’est contenté de dire sur Boursault ce qui se trouve à peu près chez tous les critiques, le champ n’en est que plus libre. Il m’est arrivé souvent dans mes cours de la Sorbonne de consacrer les petites leçons, comme on dit, à l’étude des écrivains de deuxième ordre; que de fois j’ai trouvé en eux des confidens très instructifs, des peintres très fidèles du temps où ils ont vécu, précisément parce qu’ils y mettent moins du leur, et que, n’étant pas transportés sur les hauteurs par l’élan du génie, ils retracent de plus près les réalités moyennes ! C’est ainsi que, faisant une série de leçons sur Molière, j’ai eu l’heureuse chance de passer plusieurs semaines dans l’intime société de ce poète aimable, de ce naïf honnête homme appelé Edme Boursault. L’ouvrage de M. Victor Fournel a réveillé en moi ces souvenirs. Que le lecteur veuille bien me permettre d’en renouer ici la chaîne. Il me semble que j’ai plus d’une chose neuve à dire à propos de ce bon compagnon et que ces nouveautés peuvent former un chapitre assez inattendu de notre histoire littéraire.


I.

Molière était mort depuis cinq ans, lorsque furent prononcés sur le théâtre de Guénégaud les vers les plus nobles et les plus touchans dont le XVIIe siècle ait salué sa mémoire. A quelle occasion? C’est un détail singulier qui intéresse l’histoire de la poésie française. Un écrivain facile, ingénieux, fatigué de voir le théâtre envahi par les Romains et les Grecs, eut l’idée d’une tragédie ou du moins d’un poème héroïque dont le sujet serait emprunté à nos traditions. Traditions réelles ou traditions légendaires, vérité ou fiction, que de scènes intéressantes, que de sentimens nobles, que de personnages aimables la France peut fournir au poète ! Précisément un roman venait de paraître qui charmait la cour et la ville. La Princesse de Clèves avait été publiée chez Barbin le 16 mars 1678. L’écrivain dont nous parlons crut trouver là ce qu’il cherchait. Il se mit à l’œuvre aussitôt, et mena si lestement sa besogne, que neuf mois après, le 20 décembre de la même année, la pièce était représentée au théâtre de Guénégaud. Elle portait le même titre que le roman de Mme de Lafayette : la Princesse de Clèves, tragédie en cinq actes et en vers. L’auteur n’était pas sans inquiétude sur la manière dont cette nouveauté serait accueillie par le public. Il se trouvait que trois semaines auparavant, à la fin de novembre 1678, un autre écrivain, poursuivi par la même pensée,