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n’est pas une médiocre étourderie que de s’attaquer à Molière, à Boileau, de s’exposer à être compté parmi les ennemis de Racine et à laisser dans l’histoire des lettres une réputation équivoque. Quant aux malchances, notons-en une bien singulière dont le souvenir est inséparable du sujet que nous venons de traiter.

Cette tragédie, la Princesse de Clèves, à propos de laquelle Boursault a exprimé si noblement le regret de la mort de Molière, cette tragédie qui devait, dans la pensée de l’auteur, ouvrir des voies nouvelles à l’art du théâtre, savez-vous ce qu’elle est devenue? elle a été jouée deux fois, le mardi 20 décembre 1678 et le vendredi 23 ; on n’a pu la supporter plus longtemps. Était-ce la hardiesse de l’innovation qui avait déconcerté le public ? Était-ce simplement la faiblesse de l’exécution qui avait valu cette disgrâce à l’auteur? La pièce est faible, cela est incontestable, mais ce n’est pas cette faiblesse qui l’empêcha d’être bien reçue, nous en avons la preuve la plus certaine et la plus réjouissante. Boursault, voyant que décidément les figures modernes sur la scène choquaient toutes les idées du temps, se mit sans plus de façon à débaptiser ses personnages. La tragédie de la Princesse de Clèves devint la tragédie de Germanicus. C’étaient les mêmes situations, les mêmes sentimens, les mêmes vers, sauf les raccords indispensables; les masques seuls étaient changés. La princesse de Clèves, par exemple, reparaissait sous le nom d’Agrippine. C’est lui-même qui nous révèle cette opération avec sa candeur accoutumée. J’emprunte ces lignes à une lettre que Boursault adressa plus tard à Mme la marquise de B... « Je ne vois rien, dit-il, dans notre langue de plus agréable que le petit roman de la Princesse de Clèves : les noms des personnages qui le composent sont doux à l’oreille et faciles à mettre en vers; l’intrigue intéresse le lecteur depuis le commencement jusqu’à la fin, et le cœur prend part à tous les événemens qui se succèdent l’un à l’autre. J’en fis une pièce de théâtre dont j’espérais un si grand succès que c’était le fonds le plus liquide que j’eusse pour le paiement de mes créanciers, qui tombèrent de leur haut quand ils apprirent la chute de mon ouvrage. Faites-moi la grâce, madame, de ne point trembler pour eux; je les satisfis l’année suivante, et comme la Princesse de Clèves n’avait paru que deux ou trois fois, on s’en souvint si peu un an après que, sous le nom de Germanicus, elle eut un succès considérable[1]. » Succès d’argent, comme l’indique Boursault, et même, s’il faut en croire une note écrite de sa main, succès bien autrement précieux pour le poète. Boursault affirme, en effet, que sa tragédie de Germanicus

  1. Voir lettres nouvelles de feu M. Boursault. Paris, 1709, 1. 1er, p. 302. A Madame la marquise de B..., sur l’indigence du théâtre.