Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/504

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

George Canning qui, rompant d’une seule chiquenaude toutes les « toiles d’araignée » de la chancellerie aulique devienne, prit l’initiative du célèbre protocole de Saint-Pétersbourg (4 avril 1826), et inscrivit résolument sur son programme l’émancipation de la Grèce. Certes on ne peut évoquer qu’avec une admiration sympathique la mémoire de ce grand ministre qui sut attacher son nom à tant de causes généreuses, et dont les jours furent si subitement tranchés au moment même où il venait de prendre en ses mains courageuses le problème ardu de l’Orient : l’historien toutefois éprouve quelques doutes quant au mérite de la politique orientale de Canning, alors surtout qu’il apprend la satisfaction intime dont cette politique remplissait le cœur du prince et de la princesse de Lieven, alors aussi qu’il voit le comte Nesselrode, dans une dépêche confidentielle, féliciter l’ambassadeur russe à Londres de savoir si bien « conduire graduellement le ministère britannique au but des vœux de l’empereur[1]… » — « Le caractère de M. Canning se déjoue lui-même à la longue, » écrivait de son côté, le 8 août 1826, ce fin connaisseur de caractères qui s’appelait le général Pozzo di Borgo, et qui fut une des gloires de la diplomatie moscovite[2]. Il est permis de se demander si une mort prématurée n’est pas venue sauver à temps le successeur de lord Liverpool d’un naufrage presque immanquable, et si l’auteur du protocole de Saint-Pétersbourg eût pu échapper aux conséquences fatales de cette œuvre, la bataille de Navarin et la paix d’Andrinople… Quoi qu’il en soit, l’apparition des Russes aux portes d’Andrinople rompit tout à coup le charme sous lequel la cause grecque avait, pendant tant d’années, tenu les esprits libéraux de l’Europe. On s’aperçut un peu tard, et non sans quelque confusion et dépit, que la résurrection de l’Hellade n’avait fait que frayer au tsar la route de Constantinople, et qu’en grattant le klephle on découvrait le Moscovite. Dès lors le mouvement philhellène subit un reflux rapide, désastreux, et à l’apothéose irréfléchie des premiers temps succéda un dénigrement tout à fait immérité. La pauvre Grèce connut au XIXe siècle les mêmes vicissitudes de faveur et de défaveur de l’étranger que lui fit déjà éprouver dans l’antiquité le peuple-roi : elle vit les Mummius succéder bien vite aux Flamininus, — et, au fait, n’est-ce pas à l’occasion de

  1. Voyez la dépêche confidentielle du comte Nesselrode au prince de Lieven, 15 septembre 1826, dans le Recueil des documens secrets et inédits relatifs à la Russie (Paris, 1854), p. 265-6. Dans une dépêche du 27 novembre de la même année (Portfolio, t. V, p. 139) le prince de Lieven se porte garant de la sincérité de Canning, en se fondant surtout sur la « vanité » de ce ministre a infiniment flatté de la déférence avec laquelle ses vues ont été adoptées par notre cour ; il est également sensible à la confiance que je prends à tâche de lui témoigner sur cette question… »
  2. Dépêche du général Pozzo di Borgo au comte Nesselrode, Paris, 8 août 1826, (Recueil de documens secrets et inédits, p. 269.)