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L’ÎLE DE CYPRE.

contentait de prendre ce dont il a vraiment besoin ! Mais non ; comme tous les barbares, il gâche bien plus qu’il ne consomme. Vers la fin du printemps, on le voit souvent mettre le feu aux grandes herbes, déjà sèches, qui foisonnent au pied des jeunes taillis. La flamme s’allume et court où la pousse le vent, légère et rapide, trop rapide pour incendier le bois vert, encore numide et tout gonflé de sève vive ; mais, sur son chemin, elle grille le feuillage, elle calcine et noircit l’écorce, elle arrête, en plein élan, le mouvement de la végétation. Ainsi atteintes, ces tiges et ces branches vont se dessécher lentement ; quand viendra l’automne, tout le taillis ne sera plus qu’un bois mort qui se brisera sans résistance sous le doigt des enfans et des vieilles femmes, travaillant à leur provision d’hiver. Pour leur rendre la tâche plus facile, on a sacrifié tout un quartier de forêt, et parfois, ces fagots, on ne prendra même pas la peine d’aller les chercher ; on en aura trouvé d’autres plus près du village, on aura oublié l’endroit. Ces pauvres arbres ne demandaient qu’à vivre et à grandir ; leurs fibres se serraient, leur tronc et leurs rameaux s’allongeaient pour les générations futures, quand un caprice sauvage les a tués, sans que leur ruine serve à rien ni à personne.

On vantait aussi, dans l’antiquité, les noyers et les platanes de Cypre ; ces deux espèces réussissent encore très bien dans ces mêmes vallées. Le platane surtout y atteint parfois une hauteur et une ampleur tout à fait remarquables ; aussi est-ce à propos de lui que M. von Loeher entonne une sorte d’hymne, que nous avons plaisir à citer, pour tous les souvenirs qu’il nous remet en mémoire. « J’en appelle, s’écrie-t-il, à tous ceux qui ont voyagé en Orient ! Qui d’entre eux ne se rappelle avec reconnaissance ce bel arbre, le gardien des sources, au pied duquel il a goûté souvent un si doux et si profond repos, enveloppé de l’ombre que versait le feuillage, savourant la fraîcheur qui s’exhalait des eaux murmurantes ? Si elles sont heureuses entre toutes, les heures et les minutes où nous avons la plus claire et la plus pleine conscience de tout ce qu’il y a en nous de force et d’âme, où, comme on dit familièrement, nous nous sentons le plus vivre, savez-vous quels sont les momens où j’ai le mieux joui de ce bonheur, où je me suis le mieux représenté ce que pouvait être cette félicité suprême ? Ce sont mes haltes de midi sous l’abri des platanes, lorsque je m’y arrêtais pour laisser passer les heures chaudes du jour, après de longues chevauchées dans un pays grandiose, mais brûlant et désert. Depuis que je me suis ainsi attaché à cet arbre si noble et si bienfaisant, le vieux Xerxès lui-même a trouvé grâce devant mes yeux. Vous vous souvenez du récit d’Hérodote : lorsqu’il marchait contre la Grèce, le grand roi aperçut, dans le voisinage de Sardes, un platane dont la mer-