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L’ÎLE DE CYPRE.

temps, dans le village de Lascara. Le matin, de très bonne heure, les bergers conduisent leurs troupeaux de chèvres dans ces environs ; le ladanum, mûr et visqueux, s’attache aux barbes des chèvres ; on l’en retire, et le ladanum ainsi recueilli est le plus pur et le moins chargé de matières hétérogènes. Tandis que ces animaux paissent dans la plaine, les bergers en amassent aussi d’ailleurs d’une autre manière ; ils attachent au bout d’une petite perche une peau de chèvre, avec laquelle ils vont essuyer les plantes couvertes de cette rosée. » Dioscoride décrit exactement la même opération ; quant au bon Hérodote, il paraît ignorer que les boucs ne jouent là d’autre rôle que celui de collecteurs et d’intermédiaires ; il fait à ce propos une de ces réflexions naïves qui rendent la lecture de son livre si amusante : « Il est étrange, dit-il, que le ladanum, qui a un parfum si exquis, sorte d’un endroit qui sent si mauvais. En effet, c’est dans la barbe des chèvres et des boucs qu’on le trouve ; il s’en distille, sous forme de sueur, comme la résine du bois. »

L’île possède encore d’autres arbres qui donnent des résines plus ou moins recherchées pour leur parfum ou pour leur goût ; outre le térébinthe, c’est le bois du Christ, comme on l’appelle dans les îles grecques (liquidambar orientalis), qui fournit une sorte d’encens, l’ambra. De l’encens, il en fallait beaucoup pour ces autels sans nombre, parés de guirlandes de fleurs, qui s’allumaient chaque matin en l’honneur d’Aphrodite. C’est comme à travers un voile de vapeurs odorantes, à travers la fumée des sacrifices, que Virgile aperçoit et qu’il nous montre l’île embaumée où règne la déesse :

… centum…
Thure calent aræ, sertisque recentibus halant.


Cypre possède aussi l’arbre à mastic, qui a fait la fortune de Chios ; mais il y est devenu rare. Partout, dans ses plaines et sur ses montagnes, l’île garde ainsi, par places, quelques derniers survivans d’espèces presque éteintes, quelques traces de cultures à peu près abandonnées. Il est encore temps de sauver bien des germes qui allaient disparaître sans retour, de ranimer des traditions qui s’effaçaient et se perdaient d’année en année. Le passé de Cypre répond de son avenir. Jusqu’ici nous nous sommes contenté d’indiquer ce que la nature avait fait pour elle ; nous avons étudié la situation de l’île, son climat, son sol et les principaux des produits qu’il porte de lui-même, par l’effet de sa fécondité propre. Ici, depuis trois siècles, l’activité de l’homme a été languissante et mal réglée, quand elle ne s’est pas montrée, comme à propos de la forêt, malfaisante et follement destructrice. Là même où l’industrie et les habitudes laborieuses des paysans grecs ont conservé quelque apparence de prospérité, tout au plus entretenait-on, d’une main