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passât au rang des maîtres. Il y avait dans la première moitié du XVIIIe siècle un religieux barnabite très dévoué aux lettres, aux belles-lettres comme aux lettres savantes, curieux de tous les détails, friand de toutes les notices, et qui, entre autres renseignemens rassemblés avec soin, a recueilli directement la tradition littéraire de la fin du grand siècle. Il s’appelait le père Niceron. Parmi des collections de tout genre, on lui doit un ouvrage en quarante volumes intitulé : Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la république des lettres. Eh bien ! ouvrez le quatorzième volume de ces mémoires publié par Niceron en 1731, « vous y lirez ces mots au sujet de Boursault et de son Mercure galant : « C’est la satire la plus agréable et la plus ingénieuse qui ait paru depuis Molière sur le théâtre français, où, sans attaquer directement le Mercure ni son auteur, on se contente de produire quantité de sots et de ridicules qui viennent y demander place ou y apporter leurs ouvrages. C’est d’un bout à l’autre un badinage si divertissant qu’on ne pouvait se lasser de la voir, et qu’elle fut jouée de suite plus de quatre-vingts fois au double. » (Plus de quatre-vingts fois de suite ! et au double ! La Harpe trouve cette fortune prodigieuse, « Si le fait est vrai, ajoute-t-il, ce nombre extraordinaire de représentations ne lui a pas porté malheur comme à Timocrate[1] qui n’a jamais reparu ; au contraire, il est peu de pièces qu’on joue aussi souvent que le Mercure galant. » Ainsi, pendant tout le XVIIIe siècle, la bonne vieille pièce à tiroirs est restée au théâtre à côté des chefs-d’œuvre de l’art. La Harpe, qui s’en étonne un peu, insinue que le talent d’un comédien chargé à lui seul de presque tous ces rôles (comme Henri Monnier dans la Famille improvisée) a bien pu contribuer à cette grande vogue ; il est obligé pourtant de convenir que la comédie de Boursault renferme « beaucoup de scènes d’une exécution parfaite, plaisamment inventées et remplies de vers heureux[2]. »

Le Mercure galant, ou, si l’on veut, la Comédie sans titre est de l’année 1683. Sept ans après, Boursault faisait représenter les

  1. Il s’agit du Timocrate de Thomas Corneille, cette tragédie médiocre accueillie en 1656 avec un si incroyable enthousiasme. On disait qu’un autre Corneille était né ; après l’ancien, qui semblait se retirer du théâtre, le Corneille nouveau venait consoler la France. Timocrate était aussi admiré que le Cid vingt ans auparavant, admiré aussi vivement et beaucoup moins combattu, — ou plutôt l’acclamation était universelle. Le public ne se fatiguait pas de voir le chef-d’œuvre, ce furent les acteurs qui se fatiguèrent de le représenter. Il fallut qu’un jour un comédien s’avançât sur la scène et adressât aux spectateurs ce singulier discours : « Messieurs, vous ne vous lassez pas d’entendre Timocrate ; pour nous, nous sommes las de le jouer. Nous courons risque d’oublier nos autres pièces. Trouvez bon que nous ne le représentions plus. » — Et Timocrate, en effet, ne fut plus jamais représenté.
  2. Voyez Cours de littérature. (Seconde partie, livre Ier, chapitre VII.