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femme agenouillée ; elle leva la tête au bruit de mes pas. Ses beaux yeux mouillés de larmes me rappelèrent ceux de dona Carmen un jour où je la suppliais de se fier à moi et lui offrais une amitié et un dévoûment à toute épreuve. Elle l’a probablement oublié.

« Assez de bavardages ; à bientôt, à demain peut-être, si je puis m’échapper sans que mon Allemand me voie. Ce sera difficile ; mais pour revenir auprès de vous, je suis capable de tout.

« A toi de cœur.

« GEORGE WILLIS. »

Il tint parole. Le lendemain il descendait de voiture, seul, à la porte de la villa. Son Allemand l’attendait à Castellamare. Venu chez Fernand pour y passer un mois George s’y trouvait encore au printemps au grand étonnement de dona Carmen, qui prédisait chaque semaine son prochain départ. Mercedes répondait par un sourire d’incrédulité et regardait Fernand d’un air malicieux. George réussit-il enfin à résoudre le problème de son ennui ? S’aperçut-il un jour qu’il était éperdument amoureux ? Peut-être. Quoi qu’il en soit le bruit court de Côme à Bellaggio que la charmante dona Carmen est fiancée, et George Willis étonne par ses prodigalités les bateliers du lac quand ils font allusion à son prochain mariage.

Uxmal est désert. L’herbe croît dans la Cour du Nain, et la forêt enserre de sa formidable étreinte les grands palais muets dont les épaisses murailles chargées de hiéroglyphes, de bas-reliefs et d’idoles, semblent défier les efforts du temps. Les siècles seuls en auront raison. Ces derniers vestiges d’un peuple inconnu et d’une civilisation éteinte disparaîtront-ils à leur tour sans livrer leur secret ? La science un jour nous dira-t-elle quelles mains les ont élevés, quelles races les ont habités ? Une Indienne erre encore parmi ces débris. Souvent elle s’assied au pied d’une statue noircie et mutilée, et passe de longues heures à rêver. Vainement George et Fernand lui ont fait don d’une maison à Mérida. Les ruines l’attirent. Quand la nuit vient, elle se réfugie dans un coin de la pièce où l’on porta Fernand blessé, elle s’étend sur un lit de feuilles sèches, et des larmes silencieuses coulent sur ses joues bronzées. A qui pense-t-elle ? A cet étranger qui faillit donner sa vie pour elle, qui sauva la sienne, et reçut d’elle un trésor en échange ? Ce trésor, le seul vrai, le seul désirable ici-bas, l’amour d’une femme aimée, Fernand le possède, et quand Mercedes sourit à ses côtés, il ne sait pas qu’Itza se souvient et pleure dans les ruines d’Uxmal.


C. DE VARIGNY.