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QUATRE RENCONTRES.

romanesque de sa cousine. Quant à moi, il m’inspirait un profond dégoût ; mais rien ne m’autorisait à intervenir. D’ailleurs, je sentais que mon intervention serait inutile.

Le futur grand peintre leva le bras et me désigna l’horizon avec un geste d’admiration circulaire.

— Jolie vieille cour, dit-il. École hollandaise. Bel effet moelleux dans ces briques. Vieil escalier délabré plein de cachet. Ensemble rembranesque.

Décidément, j’étais de trop mauvaise humeur. Sans répondre à ce monsieur, je tendis la main à Caroline Spencer. Elle tourna vers moi son petit visage pâle, ses yeux retrouvèrent un instant leur ancien éclat, et comme elle montra ses jolies dents, je présume qu’elle essaya de sourire.

— Ne vous désolez pas pour moi, me dit-elle. Je suis sûre, malgré tout, que je verrai quelque chose de la vieille Europe.

Je lui répondis que je ne lui faisais pas encore mes adieux ; que, mon départ étant ajourné, j’espérais la revoir le lendemain. Son cousin, qui avait remis son sombrero, le retira pour m’honorer d’un salut théâtral que je m’abstins de lui rendre, et sur ce je pris congé.

Le lendemain matin, je retournai à l’auberge, où je retrouvai dans la cour l’hôtesse beaucoup moins serrée que la veille par son corsage. Je demandai miss Spencer.

— Partie, monsieur ! me dit l’aubergiste. Partie hier au soir à dix heures. Elle a été conduite à bord du paquebot américain par son cousin, qui lui-même a pris ce matin le train de Paris.

Je m’éloignai sans demander d’autre renseignement. La pauvre petite institutrice avait passé environ treize heures en Europe.

III.

Plus heureux que miss Spencer, je ne me rembarquai qu’au bout de cinq ans. Vers la fin de mon séjour dans l’ancien monde, j’eus la douleur de perdre mon camarade Jones, qui mourut de la malaria dans le Levant. De retour aux États-Enis, mon premier soin fut de rendre une visite de condoléance à la mère de mon ami. Je la trouvai en proie à une affliction profonde, et je passai avec elle toute la matinée qui suivit mon arrivée à Grimwinter, écoutant sous la véranda l’éloge du cher défunt. Nous ne parlâmes pas d’autre chose, et notre conversation ne cessa qu’à l’apparition d’une dame, douée d’une vivacité extrême, qui arrêta devant le perron un carry-all qu’elle conduisait elle-même. Elle jeta les rênes sur le dos de son attelage avec la rapidité d’un dormeur qui, réveillé en sursaut, repousse ses couvertures. Elle sauta en un clin d’œil à bas de son