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et répliques ne tombassent pas plus rapidement les unes sur les autres. C’est qu’en effet il a pris la déplorable habitude, l’habitude qui sera quelque jour mortelle au théâtre littéraire, de ne pas apprécier autant qu’il devrait faire l’agrément d’une conversation soutenue. Dans les pièces à la mode, une action brutale va d’un bas si prompt que le dialogue a peine à la suivre. C’est l’esthétique de Diderot, qui considérait que le dialogue nuisait à la rapidité de l’intrigue et qui proposa très sérieusement de le remplacer par des gestes et des exclamations suivies de points… A voir ces représentations fiévreuses, on dirait que les auteurs tablent sur la supposition qu’un spectateur n’entre dans un théâtre que pour s’asseoir, recevoir une décharge électrique et passer au vestiaire ; mais heureusement c’est assez qu’un écrivain de race reparaisse au théâtre, et sans doute c’était là ce que l’on voulait dire quand on disait au Vaudeville que la pièce de M. Cherbuliez était une pièce de la Comédie-Française. On avait deux fois raison, et si l’on entendait que, par la générosité de l’inspiration comme par la perfection de la forme, le drame était digne de notre première scène, et si l’on entendait que le nom de M. Cherbuliez manque à la Comédie-Française. Mais comme il faut être juste envers tout le monde, il convient d’ajouter aussitôt que la Comédie-Française elle-même n’aurait pas mis en scène l’Aventure de Ladislas Bolski soit avec plus de soin, soit avec plus de goût, à peine avec plus de luxe ; qu’elle aurait difficilement trouvé de meilleurs interprètes, un meilleur ensemble surtout ; et qu’à moins d’engager Mme Pasca tout exprès pour la circonstance, elle n’eût eu personne pour faire du rôle de la comtesse Bolska ce qu’on en a fait au Vaudeville.

Mme Pasca n’a que deux ou trois scènes, mais deux ou trois scènes très belles, très pathétiques et qui forment le nœud de l’intrigue, ou plutôt qui sont l’âme même du drame. Pour le comte Ladislas Bolski, dans le roman déjà, mais plus visiblement encore dans le drame, l’honneur et la patrie s’incarnent dans sa mère. Cette veuve en deuil, c’est la vivante image de la Pologne, nourrissant son éternelle blessure, et, jusque dans l’extrême désespoir, toujours prête aux dernières folies de l’espérance. L’honneur parlerait moins haut peut-être au comte Ladislas et les commandemens de la patrie d’une voix moins impérieuse, s’ils n’étaient dans son cœur l’écho de la voix de cette mère héroïque. Il était impossible de mieux comprendre le rôle et de le mieux rendre que n’a fait Mme Pasca. C’est le personnage descendu tout entier de son cadre avec son mélange d’ardeur patriotique et d’inquiétudes maternelles. Et ce qu’il y a de beauté tragique dans ces deux ou trois scènes, Mme Pasca, par un effet admirable de l’art, en a comme pénétré le drame tout entier, présente encore jusque dans les scènes où elle ne paraît pas.