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convenant mieux que de recevoir des propositions de tous côtés et de choisir. Les lettres de Russie me font grand plaisir, celles de Paris nous sont favorables. Les Anglais font les sots et les Hollandais les gilles ; profitons en attendant des conjectures et leurrons-les tous ensemble. » Il avait déjà le pied à l’étrier, et il envoyait à Vienne le comte de Gotter, chargé d’y faire agréer ses propositions ou d’y déclarer la guerre ; mais deux jours avant que son ambassade arrivât à Vienne, ses troupes étaient en Silésie. — « Mon cher Podewils, — lisons-nous dans un billet qu’il lui adressait de Schweinitz et qui respire la jeunesse, la joie, une indomptable audace, l’espérance dans sa fleur, — j’ai passé le Rubicon enseignes déployées et tambour battant… Mon cœur me présage tout le bien du monde ; enfin un certain instinct, dont la cause nous est inconnue, me prédit du bonheur et de la fortune, et je ne paraîtrai pas à Berlin sans m’être rendu digne du sang dont je suis issu et des braves soldats que j’ai l’honneur de commander. » Six semaines plus tard il était devant Breslau, et il complimentait son cher Podewils sur la façon dont il s’acquittait de ses ordres. « Mon cher charlatan, vous faites votre métier à merveille. Nos affaires vont très bien ici, et si votre galbanum se débite bien d’un autre côté, vous pouvez compter que l’affaire est faite. Adieu, mon cher charlatan, soyez le plus habile charlatan du monde et moi le plus heureux enfant de la fortune, et nos noms ne seront jamais mis en oubli. »

Les politiques réalistes sont à la fois les plus passionnés et les plus indifférens des hommes. Ils sont fanatiques de leur idée et prêts à lui tout sacrifier ; ils affectent une suprême indifférence en ce qui concerne le choix des moyens. Toutes les combinaisons leur sont bonnes pourvu qu’elles conduisent au but ; il en est sans doute qui répondent mieux à leurs penchans secrets, à leurs convenances naturelles, mais ils se défient de leurs penchans, ils résistent à leurs sympathies ; ils ne consultent que leur intérêt et les circonstances, ils ne s’inspirent que de l’opportunité. Pour avoir la Silésie, ils feront un pacte avec quelque diable, fût-ce avec un diable français ; ils se promettent de se venger de lui en le dupant. Obtenir la médiation des puissances maritimes pour obliger la maison d’Autriche à s’entendre avec son voleur, sinon se jeter dans les bras de la France et de ses alliés, voilà les deux partis entre lesquels devait opter le jeune et audacieux conquérant ; le premier lui agréait davantage. Il avait dit au marquis de Beauvau, en quittant Berlin : « Je vais jouer votre jeu ; si les as me viennent, nous partagerons. » Ce n’était pas là sa vraie pensée ; il considérait l’alliance française « comme un pis-aller, » et il déclarait le 14 janvier 1741 qu’il fallait mettre tout en œuvre pour s’en passer et ne l’adopter que s’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Il dut pourtant se résoudre à avaler ce calice. Ses propositions indignaient la fierté de Marie-Thérèse ; elle