Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/209

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

degré l’art de se renseigner, et qu’il sait son Europe sur le bout du doigt. En ceci comme en d’autres choses, il n’a fait que suivre les traditions du grand Frédéric. Le vainqueur de Molwitz, sa correspondance en fait foi, avait plus que personne le génie de l’information et toutes les curiosités utiles. Pour les satisfaire, il mettait sur les dents ses espions militaires ou civils aussi bien que ses agens diplomatiques, et il se servait des renseignemens qu’il tirait de toutes mains pour assurer la réussite de ses négociations, car ce n’est pas tout de prendre la Silésie, il faut négocier pour la garder, et un homme bien renseigné négocie presque à coup sûr. Frédéric, avant d’avoir trente ans, savait son Europe sur le bout du doigt ; on la savait bien mal à Versailles et à Paris ; c’est la plus utile des sciences et souvent la plus négligée. Frédéric gourmandait vertement ceux de ses agens qui, paresseux ou inhabiles à s’enquérir, empruntaient aux gazettes les matériaux de leurs dépêches. Il se plaignait que celles de son ministre à Londres étaient un peu sèches et dénuées d’intérêt ; il lui fit adresser par Podewils un questionnaire en forme et le mit en demeure de lui faire savoir tout ce qui se disait dans les coulisses du parlement, sur combien de voix le roi pouvait compter dans la chambre des communes, les intentions secrètes de la cour et les dispositions des partis, ce qui se passait dans la famille royale et dans le cœur de Mme Walmoden, les bruits qui en couraient, toutes choses qui lui paraissaient dignes de son attention. Ses envoyés à La Haye, à Versailles, à Vienne étaient tenus d’avoir l’œil à tout, d’être tout oreilles et de lui tout raconter, même les commérages, les balivernes ; les politiques réalistes savent qu’il est des balivernes utiles. Il ordonnait à Chambrier de s’informer s’il était vrai que « la Mailly » commençât à se mêler d’affaires, et si on pouvait se servir d’elle pour tenir le cardinal de Fleury en échec. Il recommandait au comte de Finckenstein de s’occuper beaucoup du père Guarini, confesseur du roi et de la reine de Pologne, et qui passait pour être tout-puissant à la cour de Bresde. Il enjoignait au baron de Mardefeld, son ministre à Saint-Pétersbourg, d’observer de près un certain chirurgien Lestocq, intrigant fort attaché aux intérêts de la maison de Hanovre et qui, au dire des chroniqueurs, avait été assez avant dans les bonnes grâces de la nouvelle impératrice. « C’est souvent par les gens de mince étoffe que se frappent les grands coups. » Les politiques réalistes ne négligent ni les petits hommes, ni les petites choses, ni les petits moyens ; ils savent que les Guarini et les Lestocq jouent quelquefois ! dans les affaires de ce monde un rôle décisif et qu’on va à dame avec des pions.

Renseigné comme il l’était, il connaissait le fort et le faible de tous les gouvernemens, de tous les gens à qui il avait affaire, et il traitait chacun selon son humeur. Au cardinal de Fleury il prodiguait les flatteries, même les plus grosses, les plus épaisses ; il l’appelait l’Atlas de