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Ce n’était déjà plus le Chateaubriand des premiers jours de l’émigration, celui qui avait aimé Charlotte Yves, celui qui s’enfermait la nuit dans l’abbaye de Westminster pour mieux rêver aux illustres morts. Il séduisit Montlosier. Ils dînaient ensemble tous les mercredis ; le chevalier de Panat et Christian de Lamoignon étaient des convives. En été, on allait dans quelque taverne solitaire, à Chelsea, sur la Tamise ; on parlait de Milton et de Shakspeare. « Nous rentrions de nuit à Londres aux rayons défaillais des étoiles, submergées l’une après l’autre dans les brouillards de la ville. » — Dans la mauvaise saison, c’était Montlosier qui offrait l’hospitalité ; sa maison était tenue par deux sœurs, dont l’une, la plus jeune, était petite et bossue, l’aînée était hideuse, ce qui faisait dire au chevalier de Panat : « Il faut que Montlosier soit un prince enchanté, car il est gardé par deux monstres. » Le samedi, on allait en affluence chez Chateaubriand, qui offrait du punch. Il donna un soir lecture d’Atala.

Avec son âme remplie encore des souvenirs des solitudes américaines, avec son imagination plus grandiose qu’aimable, il sortait à première vue du ton et du cadre français. Les femmes, dans l’auditoire, portèrent un jugement plus rigoureux que les hommes. Malgré toutes les critiques, on fut enlevé, entraîné malgré soi, par je ne sais quel charme ascendant et troublant. On sentait, pour parler avec le poète, que la flamme divine avait passé par les lèvres de Chactas et l’on emportait avec soi la flèche empoisonnée.

Parmi les auditeurs du samedi, quel ne fut pas l’étonnement de Montlosier de rencontrer l’abbé Delille ? Il l’avait beaucoup vu, beaucoup connu, il savait son origine. Tous les deux étaient de la même province. Delille, nous apprennent les papiers de Montlosier, était né non à Chanonat, mais dans une maison de campagne près de Pontgibaud. Sa famille maternelle avait gardé sur son origine le plus profond silence. Montlosier avait à peine dix-huit ans, qu’invité à une petite fête dans la vallée de Royat, il s’y trouva avec une demoiselle de cinquante ans et fort aimable. Un beau jour, elle disparaît, et l’on apprend qu’elle est à Paris et qu’elle s’y présente sous le nom de Mme Delille, mère de l’abbé Delille.

« Pendant quelque temps, raconte Montlosier, tout fut extrêmement tendre entre la mère et le fils. Bientôt ils se brouillèrent et se séparèrent. Quand je vis quelque temps après l’abbé Delille à Clermont, il se plaignait beaucoup de sa mère, qui à son tour se plaignait beaucoup de lui. Il m’aimait assez alors, parce que je savais par cœur toutes ses Géorgiques. À un autre voyage, il m’aima davantage parce que je savais son poème des Jardins.

« Il avait fait connaissance avec le comte de Choiseul-Gouffier et