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que le succès de Manon Lescaut, qui parut en 1730, nuisit au succès des Considérations, qui parurent en 1734? Comment enfin ne craint-il pas de faire entrer dans l’histoire de Montesquieu je ne sais quel conte bleu sur la publication de l’Esprit des lois? Montesquieu donnant à un inconnu, nommé Detz, secrétaire du marquis d’Ussé, le manuscrit de l’Esprit des lois, et livrant sans garantie son œuvre de prédilection, le travail de « ses mains paternelles, » le trésor de vingt ans de méditations et d’efforts, à la merci de tous les hasards et de tous les accidens? M. Vian a découvert ce beau récit dans une vieille lettre; il trouve d’ailleurs « le fait vraisemblable, » et pour cesser d’y croire il attend, dit-il, qu’on l’ait réfuté. Je crois qu’il oublie que la preuve, en histoire, incombe à ceux qui produisent des faits « nouveaux » et des documens « inédits. » En vérité, c’était bien la peine, dans son Introduction, de le prendre d’un ton si superbe, de crier du haut de la tête aux moutons de Panurge, durs comme la routine et paresseux comme la sottise humaine, et d’annoncer à grand fracas qu’on venait enfin détruire « la légende » de Montesquieu.

Dirai-je cependant que M. Vian a fait une trouvaille? Il a découvert que la femme de Montesquieu se nommait Jeanne Lartigue et non pas Jeanne de Lartigue, avec la particule, comme il paraît qu’on l’avait répété jusqu’à lui. Si vous joignez à cela cette autre trouvaille de la condamnation de l’Esprit des lois par la congrégation de l’Index, et les cartons du même Esprit des lois, d’ailleurs assez insignifians, vous aurez la somme des nouveautés que renferme le livre de M. Vian. Au surplus, je ne le chicanerai pas sur son style ; je lui passerai volontiers sa phrase sur les « gasconismes » de Montesquieu : « Tous les écrivains du sud-ouest de la France ont, plus ou moins, du château de leurs pères, craché dans la Garonne; » et quand il nous dira que l’Esprit des lois, à son apparition, fut accueilli par un « enthousiasme universel, tempéré par une critique générale, » j’avouerai que je ne l’entends pas, mais j’admettrai qu’il s’entend lui-même.

Certes, il s’en faut, et de beaucoup, que nous approuvions toutes les manies tatillonnes qui, de notre temps, se sont glissées dans la critique et dans l’histoire. L’accumulation des petits papiers et l’encombrement des notes au bas de la page ne nous en imposent guère. Ce ne sont pas des « références » et des indications de « sources, » des ubi supra et des loco citato qui font foi; ce sont des qualités plus rares « que celles qui ne témoignent que de la mémoire ou de la patience» de l’écrivain; c’est la manière d’exposer, de disposer, de composer un sujet. Pour ceux qui savent lire, il n’est besoin ni de tout ce superbe étalage de documens, ni de tout ce fastueux appareil d’érudition. Mais enfin, ce qu’on déclare qu’on veut faire, il faut le faire comme il doit être fait. Si l’érudit ne fait pas œuvre de science, comme il voudrait bien quelquefois nous le persuader, il applique du moins à l’histoire, à la littérature, à la biographie des procédés scientifiques d’investigation et de