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dans une Histoire de Montesquieu, avec la mesure de développement que comportait le livre et que promettait un tel titre, ce que nous ne pouvons qu’indiquer ici d’un mot?

En tout cas, si c’était une nouveauté moins nouvelle, c’était certainement une entreprise plus utile que de vouloir faire, comme le font encore M. Vian et M. Laboulaye, de l’ordre avec le désordre de l’Esprit des lois, — que de s’inscrire en faux contre le jugement consacré, — que de laisser enfin modestement entendre que personne jusqu’à M. Vian et M. Laboulaye n’avait compris le grand ouvrage de Montesquieu. C’est se donner à trop bon marché des airs d’originalité. Non, ni les contemporains ne s’y sont trompés, ni depuis eux les vrais juges. Il est évident que Montesquieu succomba sous le faix et que, même au prix de vingt ans d’efforts, il n’est pas, malgré tout son génie, parvenu à dominer, à maîtriser sa matière. M. Laboulaye discute longuement cette question, depuis longtemps vidée de la composition, de l’ordonnance, de l’unité de l’Esprit des lois. Il appelle notre attention sur un passage, — plus connu qu’il ne veut bien le dire, — du troisième chapitre du premier livre : «Il faut, dit Montesquieu, que les lois se rapportent à la nature et au principe du gouvernement. Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat, à la qualité du terrain, au degré de liberté que la constitution peut souffrir, à la religion des habitans, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. » Il n’y a qu’un mot à répondre : c’est une énumération, ce n’est pas une classification. Nulle part, entre ces influences, Montesquieu ne distingue les principales d’avec les secondaires, et nulle part il ne s’efforce de les coordonner toutes ensemble à quelque axiome supérieur. Au moins M. Laboulaye discute-t-il la question. M. Vian affirme et se borne d’ailleurs à remplir dix pages d’une analyse de l’Esprit des lois, qu’il emprunte au Dictionnaire philosophique.

Il y a, comme on voit, à prendre, mais aussi à reprendre dans l’édition de M. Laboulaye. C’est une belle et bonne édition, facile à lire, pleine de renseignemens bibliographiques et biographiques très miles, où le texte est commenté par un homme d’esprit, qui contient d’ailleurs quelques fragmens inédits, sans compter les lettres que nous avons signalées : ce ne sera pas une édition qui fasse époque dans l’histoire des éditions de Montesquieu. Quant au livre de M. Vian, si l’Académie l’a couronné, c’est sans doute pour l’intention, qui était en effet louable. Mais nous ne sommes guère plus avancés, nous, simples lecteurs, qu’il y a vingt-cinq ans, et nous pouvons malheureusement dire avec Sainte-Beuve, après comme avant le livre de M. Vian, que nous n’avons pas d’histoire de la vie et des ouvrages de Montesquieu.


F. BRUNETIERE.