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que temps, si on veut que la république vive incontestée, de sortir de ces confusions où, au lieu de la paix et du travail sérieux, on ne prépare que la division des opinions et les luttes stériles de partis.

Les affaires du monde sont assurément parfois un bizarre assemblage de complications, d’incidens imprévus et de contrastes. Tandis que dans certains pays il y a des fêtes royales, tandis qu’en Autriche la population de Vienne célèbre avec un affectueux empressement les « noces d’argent » de l’empereur et de l’impératrice mariés il y a vingt-cinq ans, en pleine guerre de Crimée, il y a en Hongrie une malheureuse ville, Szegedin, qui vient de disparaître presque tout entière, submergée corps et biens par la Theiss ; il y a plus loin un vaste empire comme la Russie où, après la peste qui a exercé ses ravages, la contagion du meurtre éclate par un nouvel attentat contre le souverain. Tout se mêle, guerres, négociations, fêtes et deuils, dans ce mouvement universel où se débat encore, pour l’embarras de tout le monde, cette question d’Orient soulevée par la Russie elle-même, qui ne lui doit pas du moins de se sentir mieux garantie dans sa paix intérieure, d’être à l’abri. Ainsi, après l’empereur d’Allemagne, après le roi d’Espagne, après le roi d’Italie, c’est le tsar à son tour qui, au lendemain d’une guerre heureuse, vient d’être l’objet d’une odieuse tentative et a failli être victime de cette désolante conspiration du régicide. L’empereur Alexandre faisait sa promenade du matin simplement, à pied, du côté de l’hôtel de l’état-major; il a rencontré sur son chemin un homme vêtu d’une sorte d’uniforme administratif, qui a tiré sur lui trois coups de feu. L’empereur a heureusement échappé à toute atteinte, il a pu rentrer sain et sauf au palais d’hiver. L’assassin a été arrêté sur-le-champ, il avait déjà pris du poison qu’on a pu immédiatement neutraliser. C’est un jeune homme de trente ans, du nom de Solovief, qui n’est pas, dit-on, sans quelque culture, et, à en juger par ses premières réponses, son crime est visiblement l’exécution d’un mot d’ordre révolutionnaire. Il paraît appartenir à cette classe de fanatiques dont était l’Allemand Nobiling. L’assassin est désormais prisonnier, il est livré à la justice ; le fait ne reste pas moins avec sa sinistre et menaçante signification, surtout quand on le rapproche de cette série de meurtres tout politiques accomplis ou tentés depuis quelques mois en Russie.

Ce qu’il y a de grave en effet c’est que tous ces crimes qui se succèdent ont un lien manifeste et sont comme les épisodes d’un même drame. Lorsqu’il y a treize ans, le 16 avril 1866, l’empereur Alexandre II se voyait pour la première fois exposé à recevoir la mort d’une main russe dans sa capitale, l’attentat de Karakasof pouvait passer pour un acte de fanatisme solitaire. Aujourd’hui on ne peut plus avoir cette illusion. Depuis plus de dix ans le travail de propagande révolutionnaire et socialiste, sous le nom de nihilisme, a fait d’étranges progrès, et a pénétré en quelque sorte au cœur du pays. On dirait qu’une puissance