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leur assurer le législateur. La loi déclarait le juge d’instruction inamovible, à moins d’actes coupables dont l’appréciation devait être remise aux tribunaux ; le ministère a pris l’habitude de confier souvent l’instruction criminelle non à des magistrats titulaires, mais à des employés en faisant fonction et révocables à volonté. La loi séparait entièrement l’accusation de l’instruction, et le parquet des soudebnye slêdovatéli ; l’usage, les mœurs autoritaires, les traditions bureaucratiques, peut-être aussi la commodité du service et les nécessités de la répression ont bien vite amené le parquet à s’emparer de la direction des enquêtes judiciaires, si bien que les juges d’instruction ont fini par n’être plus guère en réalité que les subordonnés et les aides dociles des procureurs.

À cette déviation des principes posés dans la loi, il y avait plusieurs raisons, en dehors même des convenances du pouvoir, jaloux d’étendre la sphère d’action de ses agens les plus directs. Les premiers juges d’instruction ont, pour la plupart, montré peu de capacité, peu de zèle et d’activité. Leur négligence semblait d’autant plus grande que leur position était légalement mieux assurée. Le gouvernement a considéré qu’il ne pouvait les laisser jouir des bénéfices de l’inamovibilité qu’après avoir mis leurs lumières et leurs qualités à l’épreuve. Ces magistrats sont relativement beaucoup plus nombreux que les juges qui portent un nom analogue en France; il y en a plusieurs par tribunaux d’arrondissement, et il n’en saurait être autrement avec la grandeur des distances et la difficulté qu’elles opposent aux enquêtes judiciaires. Le nombre même des juges instructeurs était un obstacle à la qualité de leur recrutement, d’autant que le taux de leur traitement n’était pas assez élevé pour attirer à ces fonctions beaucoup d’hommes cultivés et actifs. Un millier de roubles, tel était, au moins il y a quelques années, tout ce que le trésor accordait en province à la plupart de ces magistrats. Des juges d’instruction comme des juges proprement dits, l’état a longtemps renoncé à exiger aucun diplôme spécial, voire aucun diplôme universitaire. Un grand nombre parmi eux n’ont pas fait leur droit et n’ont d’autres connaissances juridiques que celles qu’ils ont acquises dans l’exercice de leurs fonctions[1].

On comprend qu’une magistrature d’un niveau intellectuel aussi peu relevé avait peu de chance de voir ses prérogatives légales respectées du ministère et des agens du pouvoir. Les soudebnye slêdovatêli

  1. Je dois noter que depuis un an environ, le ministère de la justice parait décidé à n’admettre dans le personnel judiciaire que des hommes ayant fait leurs études de droit. En cela, l’administration ministérielle ne ferait que se conformer à la loi ; mais en Russie plus qu’ailleurs, l’on doit savoir gré à l’autorité d’observer les prescriptions légales.