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(starchina ou starosta), qui sont demeurés un certain temps en place. Or toutes ces fonctions électives sont nombreuses, et par suite le jury russe est loin de n’être composé que de propriétaires ou de censitaires. Le cens ne vient en ligne de compte qu’à défaut de tout autre titre, et les petits fonctionnaires ruraux sont parmi les premiers inscrits sur les listes[1].

Qu’a voulu la loi en adoptant ce double mode de recrutement? Elle a voulu éviter que le jury ne devînt dans la pratique le monopole des classes supérieures, des classes riches ou aisées, du noble et du marchand, à l’exclusion du méchtchanine des villes ou du moujik des campagnes. Le législateur prétendait qu’en fait comme en droit le jury demeurât accessible à des hommes de différens degrés de culture, accessible à toutes les couches de la société, à toutes les classes de la nation, sans en exclure les plus humbles. Le moujik et le méchtchanine devaient introduire dans le jury un élément indispensable à une bonne justice, la connaissance des mœurs et des habitudes populaires, l’intelligence du milieu social, des notions morales du plus grand nombre des justiciables et par là même une plus fidèle appréciation de la culpabilité des hommes du peuple. Dans un pays où les diverses conditions sont encore séparées par les mœurs, par l’éducation, par les préjugés réciproques, une telle représentation de toutes les classes et de tous les degrés de culture au sein du jury pouvait avoir de singuliers avantages.

D’après ce principe, le jury a en Russie une composition plus démocratique qu’en France ou en tout autre pays de l’Occident. Sur les bancs des assesseurs jurés, comme dans les états provinciaux, sont admis à siéger de simples et pauvres paysans, et le réformateur qui les avait émancipés avait peut-être plus de confiance dans la sagacité et l’esprit non sophistiqué des moujiks, dans le jugement sain et droit des affranchis de la glèbe que dans l’instruction et les lumières des hommes plus éclairés[2]. Il ne s’agissait pas tant, disait-on, d’avoir en face des criminels des gens instruits et savans que des gens vertueux, consciencieux, et à cet égard l’homme da peuple n’a rien. à envier à l’homme du monde.

Ainsi formé, le jury russe a un tout autre aspect, un tout autre esprit que nos jurys d’Occident. Jusque sous les formes de la justice moderne, on y peut retrouver quelque chose de patriarcal et de primitif. C’est déjà une singularité que d’y voir assis côte à côte des gens d’éducation et de mœurs si différentes[3]. Cette composition

  1. Ces derniers sont proportionnellement d’autant plus nombreux que, leurs titres étant aisés à constater, ils sont inscrits d’office, tandis que beaucoup de marchands ou de petits propriétaires se gardent de faire valoir leurs droits à être portés sur les rôles.
  2. Voyez les commentaires officiels de la loi.
  3. Voici quel était par exemple la composition du jury dans le grand procès en banqueroute frauduleuse de la banque commerciale de Moscou : dix méchtchanes, ou petits bourgeois, dix paysans, deux artisans, un ancien soldat, un marchand, un noble et trois bourgeois notables.