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à la presse, par exemple. Au lieu de cela, la sphère d’action du jury a été restreinte, et dans les affaires les plus graves, les tribunaux civils ont dû céder la place à des tribunaux militaires. L’exception est redevenue la règle et l’arbitraire a remplacé la loi. Nous ne voulons point chercher sur qui doit retomber la responsabilité de ces déceptions. Cette responsabilité, il faudrait sans doute la partager. Une grande partie en revient aux tentatives violentes des fanatiques prophètes de réforme sociale. Il nous répugnerait d’accuser des hommes souvent plus égarés que coupables, des esprits séduits par de généreuses chimères, aigris par la misère et l’oppression, et qui, dans leurs criminelles folies, ont au moins le mérite de savoir souffrir et mourir pour leurs doctrines, au lieu de n’y voir, comme ailleurs, qu’un moyen de fortune. C’est à eux cependant, c’est à l’intempérance de leurs désirs, à la témérité de leurs vœux, à la violence de leurs moyens, que la Russie libérale est redevable d’une bonne part de ses désenchantemens. Le spectacle que nous offre la Russie n’a rien de nouveau du reste pour l’Europe occidentale; aux bords de la Neva comme partout ailleurs, l’esprit révolutionnaire et l’esprit de réaction s’appellent, et s’excitent l’un l’autre; les soi-disant apôtres de la liberté se font involontairement les auxiliaires du despotisme dont ils prétendent secouer le joug, et les fauteurs les plus convaincus d’une aveugle répression exaltent inconsciemment les passions subversives.

Les mesures de sûreté prises par le gouvernement en 1879 comme en 4 878 ne sont, nous assurent les ukases impériaux, que transitoires, temporaires (vremennymi)[1]. Par malheur, personne ne peut dire combien de mois, combien d’années dureront ces mesures provisoires. En tout cas, quelle qu’en soit la durée, les récentes restrictions ne sauraient faire oublier tout ce qui subsiste de la réforme judiciaire, tout ce qui en est déjà entré dans les mœurs. Les déceptions du public et du législateur ne doivent pas faire perdre de vue le terrain conquis. Alors même qu’elles semblent disparaître sous les restrictions provoquées par les excès révolutionnaires, les lois de 1864 n’ont pas été détruites. Les ukases impériaux ont beau, sous le coup de la colère et de l’inquiétude, altérer et déformer dans telle ou telle de ses parties la plus belle œuvre du règne actuel, l’œuvre ainsi temporairement mutilée subsiste encore dans ses fondemens; à demi enfouie sous les mesures d’exception, elle traversera la crise actuelle, et en dépit de toutes les altérations momentanées ou superficielles, elle se retrouvera intacte en des temps plus calmes.

« Une des choses qui nous étonnent, qui nous attristent le plus,

  1. Ukases du 9 mai, du 9 août 1878 et du 5 avril 1879.