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deuil. On ne voit dans les rues que gens habillés de noir et rasés jusqu’à la peau. Cette foule lamentable n’a pas même la consolation de savoir que les dépouilles mortelles de ceux qu’elle pleure ont reçu les honneurs suprêmes. Excitée secrètement par les partisans de Théramène, elle éclate en plaintes, elle se rassemble en groupes. L’indignation grossit et trouve un interprète. Callixène propose au peuple de décréter que l’affaire a été suffisamment entendue. Il faut dans chaque tribu disposer deux urnes; les citoyens qui jugeront les stratèges coupables déposeront leur vote dans l’urne de droite; ceux qui les voudront acquitter laisseront tomber leur suffrage dans l’urne de gauche. Et si l’épreuve tourne contre les accusés, quelle sera la peine? Le peuple, en pareil cas, n’en peut prononcer qu’une : les généraux seront livrés aux Onze pour être mis à mort. Leurs biens, tous leurs biens, seront confisqués et le dixième en sera consacré à Minerve.

L’assemblée, à cette proposition impitoyable, se divise. « Depuis quand, disent les uns, a-t-il été permis de frapper plusieurs accusés par une seule sentence? N’existe-t-il pas une loi, — la loi de Canonus, — qui prescrit d’instruire séparément la cause de chacune des personnes impliquées dans le même procès? » — « Eh quoi! répliquent les autres, vous prétendez restreindre les droits du peuple! Le peuple qui fait les lois n’est-il pas libre de décréter en toute occasion ce qui lui convient? » — L’assemblée devient tumultueuse; Lyciscus s’écrie « qu’on devrait envelopper dans le même décret et les stratèges qui ont failli à leur devoir et les citoyens factieux qui les défendent. » Socrate, fils de Sophronisque, proteste au nom de l’éternelle morale. « Le peuple est souverain sans doute, mais, comme tout souverain, il se trouve enchaîné par les lois qu’il a faites.» Ah ! Socrate ! Socrate ! tu as donc bien envie de boire la ciguë ! On t’a déjà livré à la risée du peuple ; dans cinq ou six ans le peuple te livrera au bourreau.

Pendant que ce sage, — c’est ce fou que nous voulions dire, — parle à la multitude un langage que jamais multitude n’a compris, un matelot se lève. « J’étais au combat des Arginuses, dit-il. J’ai pu me sauver sur un tonneau de farine, et j’affirme que la tempête n’était pas telle qu’il fût impossible de recueillir les morts. » Ce dernier coup achève les accusés; une immense clameur couvre le peu de voix qui réclament encore; les prytanes, effrayés, se résignent à faire voter par tribu : « Si quelqu’un n’a pas encore déposé son suffrage, qu’il se hâte! » La proposition de Callixène a la majorité; les huit stratèges sont condamnés à la peine capitale. Protomachus et Aristogène éviteront les effets de la cruelle sentence. Ceux-là sont les Girondins prudens qu’au lendemain de thermidor