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L’ÎLE DE CYPRE.

ou persanes, leurs fontaines toujours coulantes et leurs majestueux ombrages ; vos souvenirs vous donneront quelque idée de l’aspect que devait offrir l’enclos du sanctuaire de Paphos lorsqu’on en franchissait le seuil après avoir gravi les pentes boisées de la colline, parmi des arbres séculaires d’où s’abattaient en tournoyant, avec un grand bruit d’ailes, des volées de pigeons blancs, oiseaux chers à la déesse, nourris du grain que ses fidèles leur jetaient à pleines mains.

À pousser trop loin la comparaison et le rapprochement, on risquerait d’ailleurs de se tromper. Les formes architecturales qui ont prévalu dans le monde musulman depuis cinq ou six siècles, depuis qu’il a pris pied en Europe, sont très différentes de celles que préférait l’antiquité sémitique et que l’islamisme naissant avait conservées tout d’abord en Arabie, en Égypte et en Syrie ; mais la différence principale, celle dont les effets sont les plus sensibles, c’est la différence des religions et des cultes. Avec son monothéisme d’une grandeur un peu sèche, avec son aversion violente pour tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à l’idolâtrie, avec le caractère si simple et si grave de ses cérémonies, l’islamisme ne saurait offrir, dans les parvis de ses temples, les scènes et les tableaux que l’imagination de l’historien se représente, lorsqu’elle cherche à retrouver l’aspect et la physionomie de quelqu’un des grands sanctuaires du panthéisme syrien. Ce que l’on adorait à Paphos comme à Byblos, c’était l’énergie meurtrière et féconde de la nature toujours occupée à détruire et à créer, à réparer par l’union des sexes et par un éternel enfantement les pertes que la mort fait subir à la vie. Les péripéties de ce drame sans dénoûment, qui recommence toujours pour ne jamais finir, les âmes s’y associaient avec une sincérité de sympathie et une sensibilité passionnée que nous avons aujourd’hui quelque peine à comprendre. L’hiver, elles s’attristaient sur l’alanguissement et le deuil de la nature, elles pleuraient la mort d’Adonis, du jeune dieu solaire que la dent du monstre avait retiré de ce monde dont il était le charme, et couché dans la tombe ; mais une fois le printemps revenu, dans les premiers jours d’avril, elles éclataient, avec des transports plus vifs encore et plus effrénés, en cris de joie, en danses et en chansons, en bruyantes orgies ; elles célébraient le soleil qui s’était réveillé, l’amour qui coulait à nouveau dans les veines de tout ce qui a vie. L’une des pratiques qui caractérisent le mieux les religions syriennes, les prostitutions sacrées, avaient leur place comme marquée d’avance dans un pareil culte. Les hierodules de Paphos n’étaient pas moins fameuses que celles de cette Corinthe qui, elle aussi, dans des temps reculés, avait subi l’action des idées et reçu la tradition des cultes de la Syrie.