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L’ÎLE DE CYPRE.

dernier chapitre d’une histoire des dieux du paganisme ferait passer de nouveau devant les yeux de l’historien les images et les formes qu’il aurait étudiées dans le premier. Dans la décadence du monde antique, dans le perpétuel travail de la pensée religieuse, sans cesse occupée à modifier ses conceptions, les figures des dieux olympiens, que le génie grec avait créées si fermes et si nettes de contour, finissent par se résoudre en simples attributs de la Divinité suprême ; elles s’évaporent, et le polythéisme retourne au panthéisme. La déesse-nature d’Asie, dans cette période, reprend toute sa valeur, tout son empire sur les imaginations ; elle clôt ce cycle qu’elle avait ouvert un millier d’années plus tôt. C’était elle qui, sous les noms de déesse syrienne, de Rhéa, d’Artémis d’Éphèse, d’Isis et de Tyché, était la maîtresse du monde gréco-romain, au temps où le christianisme commença à inspirer aux païens de sérieuses alarmes. Le seul thème qui eût encore alors le don d’échauffer les cœurs et de fournir ample matière à l’éloquence, c’était la souveraineté de cette déesse-nature, de cette déesse-destin, qui était toute en tous et qui embrassait en elle seule l’être de toutes les divinités grecques et romaines. Les hommes du second et du troisième siècle de notre ère se sentaient peut-être moins touchés en présence du Zeus ou de l’Athéné de Phidias, d’un dieu qui avait son histoire et son nom, qu’en face d’un symbole comme le cône de pierre grise qui se dressait dans le sanctuaire de Paphos. Ce simulacre sans grâce et sans beauté plaisait par son obscurité même à leur esprit qui n’avait plus le goût des idées claires, à leur âme fatiguée et crédule, éprise du merveilleux et de l’incompréhensible ; par son indétermination il échappait aux objections des philosophes, aux railleries des sceptiques, aux attaques des chrétiens. Que fallait-il d’autre à tous ces cœurs troublés qui se refusaient encore au christianisme, mais qui voulaient pourtant adorer et prier ? Ces émotions religieuses dont ils avaient soif, ils ne les rencontraient ni dans les mythes usés et comme fanés de l’Olympe grec, ni dans ces cultes officiels de l’empire qu’avaient restaurés ou fondés les premiers Césars ; ils les cherchaient donc, avec inquiétude et désir, dans les formules plus larges du panthéisme oriental et ils y trouvaient prétexte à s’incliner, dans une vague rêverie qui leur donnait l’illusion de la piété, devant cette nature qui restait toujours jeune et féconde pendant que vieillissaient les hommes et les sociétés, devant cette puissance infinie et indéfinissable à qui tous les noms convenaient et qui les épuisait, qui les dépassait tous.

George Perrot.