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son absence elles avaient cru pouvoir occuper. Elles avaient d’ailleurs amusé l’esprit français dans le temps qu’incapable encore de tout divertissement littéraire, il lui fallait cependant un moyen de remplir le vide de ses loisirs. Elles avaient longtemps flatté l’orgueil d’une féodalité chevaleresque et d’une aristocratie militaire, qui se plaisait à reconnaître dans ces récits épiques l’image de sa vie, l’écho de ses passions, le retentissement sonore de ses grands coups d’épée, son armorial enfin, les héros éponymes de sa race, et ses glorieuses généalogies. Elles avaient encore entretenu ce patriotisme local dont l’humeur indépendante a persisté dans nos provinces jusqu’à la veille même de la révolution française. Mais, comme elles n’avaient rien en elles de ce qui conserve les œuvres, de ce qui les défend et les soutient contre les révolutions des mœurs, de la langue et du goût, de ce qui les sauve du naufrage de toute une civilisation, — ni l’originalité de l’invention, ni la délicatesse ou la profondeur du sentiment, ni la perfection de la forme, — quand vint le moment de périr, elles ne pouvaient manquer de périr comme d’un coup et tout entières. Il n’y eut même point à combattre : elles s’enfoncèrent naturellement dans l’oubli. Nous n’avons rien à en regretter. Le bon sens national avait fait bonne justice. N’en appelons pas de son arrêt. N’allons pas prendre pour l’harmonie d’un concert le bruit discordant et le tumulte cacophonique d’un orchestre qui cherche l’unisson. Et réservons notre enthousiasme pour les œuvres deux fois consacrées, par le jugement de leurs contemporains et par celui de la postérité.


V.

Nous ne demandons pas d’ailleurs que l’on proscrive en masse toute cette littérature et que l’on fasse sur elle à jamais la paix du silence. L’étude en est utile, pour peu qu’on sache la diriger, intéressante, si seulement on la prend comme elle doit être prise. Nous ne méconnaissons aucun des services qu’elle peut rendre, qu’elle a déjà rendus à la linguistique, à la critique, à l’histoire. Elle a permis aux philologues de débrouiller et de formuler déjà quelques lois très curieuses de la dérivation et, si je puis dire, de la transmutation des langues : ce ne sont pas là des résultats dont nous voulions nier l’importance. Elle a permis encore à la critique, éclairée par l’histoire de la naissance des chansons de geste ou des mystères, de tracer par analogie la théorie générale de la formation des épopées populaires ou de l’origine du drame d’Eschyle et de Sophocle : ce ne sont pas là des recherches dont l’intérêt soit médiocre.