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cultivé était une ressource pour un intérieur composé de personnes intelligentes, et où se poursuivaient deux éducations. Je regarde comme difficile que ma grand’mère n’eût pas prévu de bonne heure et accepté par avance ce qui allait arriver, en supposant même qu’il n’y eût dés lors rien à lire dans le cœur de sa fille. Ce qui est certain (ma mère le dit dans plusieurs de ses lettres), c’est que, bien qu’elle fût une enfant, son esprit sérieux avant le temps, son cœur prompt à l’émotion, son imagination vive, enfin la solitude, l’intimité et le malheur, toutes ces causes réunies lui inspirèrent pour mon père un intérêt qui eut dès l’abord tous les caractères d’un sentiment exalté et durable. Je ne crois pas avoir rencontré de femme qui réunît plus que ma mère la sévérité morale à la sensibilité romanesque. Sa jeunesse, son extrême jeunesse, fut comme prise entre d’heureuses circonstances qui l’enchaînèrent au devoir par la passion, et lui assurèrent l’union singulière et touchante de la paix de l’âme avec l’agitation du cœur.

« Elle n’était pas très grande, mais bien faite et bien proportionnée. Elle était fraîche et grasse, et l’on craignait qu’elle ne tournât trop à l’embonpoint. Ses yeux étaient beaux et expressifs, noirs comme ses cheveux, ses traits réguliers, mais un peu trop forts. Sa physionomie était sérieuse, presque imposante, quoique son regard animé d’une bienveillance intelligente tempérât cette gravité avec beaucoup d’agrément. Son esprit droit, appliqué, fécond même, avait quelques qualités viriles fort combattues par l’extrême vivacité de son imagination. Elle avait du jugement, de l’observation, du naturel surtout dans les manières et même dans l’expression, quoiqu’elle ne fût pas étrangère à une certaine subtilité dans les idées. Elle était foncièrement raisonnable, avec une assez mauvaise tête. Son esprit était plus raisonnable qu’elle. Jeune, elle manquait de gaîté, et probablement de laisser-aller. Elle put paraître pédante parce qu’elle était sérieuse, affectée parce qu’elle était silencieuse, distraite, et indifférente à presque toutes les petites choses de la vie courante. Mais avec sa mère, dont elle embarrassait parfois l’humeur enjouée, avec son mari dont elle n’inquiéta jamais le goût simple et l’esprit facile, elle n’était ni sans mouvement, ni sans abandon. Elle avait même son genre de gaîté, qui se développa avec l’âge. Dans sa jeunesse, elle était un peu absorbée ; en avançant dans la vie, elle prit un peu plus de ressemblance avec sa mère. J’ai souvent pensé que, si elle avait vécu assez pour respirer dans l’intérieur où j’écris aujourd’hui, elle eût été la plus gaie de nous tous. »

Mon père écrivait cette note en 1857, à Lafitte (Haute-Garonne), où tous ceux qu’il aimait étaient alors près de lui heureux et gais. Cette citation devance d’ailleurs les temps, car il parle de sa mère